Vie privée au travail : la justice espagnole affine sa position
Publié le 18/08/2002 par Élise Debiès
L’affaire « Deutsche Bank » (voir notre actualité du 10 janvier 2001) continue à faire parler d’elle ; le Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne avait alors considéré que Gregorio G., en envoyant 140 email privés en un mois depuis son lieu de travail, n’avait pas consacré ses heures au travail qui lui avait été…
L’affaire « Deutsche Bank » (voir notre actualité du 10 janvier 2001) continue à faire parler d’elle ; le Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne avait alors considéré que Gregorio G., en envoyant 140 email privés en un mois depuis son lieu de travail, n’avait pas consacré ses heures au travail qui lui avait été confié au terme de son contrat de travail, et qu’il avait réalisé ces envois « à travers l’ordinateur de l’entreprise et sans le consentement de cette dernière ». Le licenciement était donc justifié, sans qu’il y ait lieu d’examiner la question de la violation de l’intimité au travail, qui n’avait pas été soulevée.
Ce n’est pas un, mais deux rebondissements qu’il nous faut annoncer aujourd’hui.
Deux affaires, une même protection du secret des communications
- L’affaire Deutsche Bank fait des petits …
Les directeurs des départements de ressources humaines, relations du travail et sécurité de la Deutsche Bank vont finalement s’asseoir sur le banc des accusés. On leur reproche un délit continué de découverte et révélation de secrets. Une peine de 5 ans d’emprisonnement est requise par l’accusation.
Dans l’arrêt précédent du TSJC, la question de l’application de l’article 197 du code pénal dans le cadre du travail était restée en suspend. Pour rappel, cet article punit d’un maximum de 4 ans d’emprisonnement « quiconque, pour découvrir les secrets ou s’immiscer dans l’intimité d’un tiers, entre en possession de ses papiers, lettres ou messages électroniques sans son consentement ». La peine s’élève à 5 ans si ces secrets sont révélés. Eut-elle été soulevée au moment du procès, la question aurait probablement changé le cours des débats, mais le fait est qu’elle est aujourd’hui posée par le juge d’instruction de la salle nº2 de Barcelone, alors que le licenciement a été entériné par l’instance suprême de Catalogne.
Le nouveau procès en cours va de toute façon bien devoir aborder le problème des relations imbriquées entre la vie personnelle et professionnelle que pose l’introduction de l’email comme instrument de travail et de communication dans la vie de l’entreprise.
- Le Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne, toujours lui, vient de condamner une entreprise à réintégrer, ou indemniser, un salarié licencié après que son courrier électronique a été épié.
Les faits sont les suivants:
- Dena Desarollo est une société de recherche en ingénierie électrique située dans la périphérie de Terrassa (Barcelone). Pedro V.M est directeur technique de département depuis 1997. En 2001, il est licencié, accusé d’insultes, menaces et espionnage industriel, entre autres conduites délictueuses.
- L’entreprise avait en effet reçu en janvier 2001 plusieurs email, incitant Dena Desarrollo a acquérir un projet innovant qui aurait été également offert à la concurrence d’une part et, depuis une autre adresse électronique, proférant de graves insultes et menaces contre la personne d’un des associés d’autre part.
- La société avait eu recours aux services d’un détective privé qui n’avait pas tardé à découvrir la provenance des messages, qui n’était autre que les adresses électroniques personnelles du salarié licencié en conséquence.
- Élément fondamental, ce dernier a été jugé et condamné au pénal à Terrassa pour injures (art 205 et suivants, C.P esp) et menaces (art 169 et suivants, C.P. esp). Il n’est donc pas nécessaire, et même pas possible suivant le principe de la chose jugée, de revenir sur la licéité du contenu des messages, ce qui permet au tribunal de se concentrer sur la question qui l’intéresse.
La position du tribunal se résume comme suit :
- Les droits et obligations des parties au contrat de travail…
Le Tribunal Supérieur de Justice de Catalogne reconnaît explicitement la faculté de l’employeur de surveiller et contrôler ses salariés, pour qu’ils se consacrent à leur travail et fassent un usage adéquat des moyens que l’entreprise met à leur disposition. C’est précisément le manquement que l’on reprochait à Gregorio G. dans la première affaire commentée ; on a vu que la position du TSJC est fixée depuis l’arrêt de juillet 2000 qui a validé le licenciement pour usage à des fins personnelles des ordinateurs de l’entreprise.
Certes, on pourrait s’attacher à voir si des mesures plus proportionnées que le licenciement auraient pu être envisagées mais la question n’est pas là. Jusqu’à ce jour, le TSJC se limitait exclusivement à examiner si le salarié avait rempli son obligation contractuelle.
Le tribunal aurait pu, dès 2000, se demander s’il n’y avait pas, dans ce conflit, une question préliminaire à vider portant sur la violation d’un droit fondamental à l’intimité et au secret des correspondance. C’est ce à quoi il s’est finalement décidé dans ce nouvel arrêt.
- … limités par un droit inaliénable à l’intimité et au secret des communications
Selon la Cour, dans l’affaire qui nous occupe, et aussi impropre qu’ait été l’usage des moyens mis à la disposition du salarié (menaces, injures, espionnage industriel, pour lesquels il a été condamné), ces messages ont été envoyés depuis un compte personnel, auquel l’entreprise ne peut accéder sous aucun prétexte sans le consentement du titulaire.
Dans un élan visionnaire, les juges estiment que « le contraire [si l’employeur pouvait accéder aux comptes de courrier électronique sans consentement de leur titulaire], équivaudrait à permettre à la direction d’une entreprise, sur simples indices ou soupçons, sans formalité légale aucune, d’accéder au contenu des adresses électroniques de leurs salariés quand elles ont un caractère personnel et privé, alors qu’elles n’ont pas été octroyées par l’employeur et pour autant sont entièrement étrangères à l’activité professionnelle ».
Commentaire
Notons tout d’abord que la cour s’est centrée sur la prohibition de lire les contenus d’un compte personnel, laissant de côté la question de savoir si l’obtention des codes d’accès, qui permettrait à l’employeur de vérifier le volume de courrier personnel échangé pendant les heures de travail, faisait ou non partie des facultés comprises dans son devoir de surveillance et de contrôle.
Il semble cependant que les codes soient assimilés aux données auxquelles ils donnent accès, constituant la frontière infranchissable par l’employeur.
Mais limitons-nous aux contenus des messages, où le point de vue de la Cour apparaît à première vue à double tranchant. Si l’employeur ne peut accéder au contenu des adresses électroniques personnelles de leurs salariés « parce qu’elles sont sans rapport avec l’activité professionnelle », on peut en déduire a contrario qu’il peut accéder au contenu du compte de courrier électronique fourni par l’entreprise « parce qu’il concerne directement l’activité de l’entreprise ».
Ce n’est pas si évident, notamment selon l’angle sous lequel on se place pour examiner la question.
- L’intimité au travail
L’art 18.1 de la Constitution Espagnole garantit le droit à l’intimité personnelle.
Ce droit cependant ne saurait s’exercer de façon illimitée et la meilleure façon de protéger son intimité au travail est sans doute de ne pas l’exposer aux regards et oreilles indiscrets.
Il s’agira, si les individus ne savent pas se prémunir eux-mêmes, d’établir, dans les conventions collectives, contrats de travail ou codes de conduite, les termes de l’usage rationnel de l’email et des conditions d’accès au courrier électronique.
Dans le cas d’un compte personnel, l’accès au contenu ne devrait, sauf consentement du salarié, être réalisé que sur ordre judiciaire (article 18.3).
Dans le cas d’un compte fourni par l’entreprise, ce n’est pas l’intimité qui est directement invoquée pour rejeter l’accès non sélectif au contenu des messages.
Nous l’avons dit, l’intimité ne devrait pas interférer dans la sphère du travail. Cela n’empêche pas que le salarié devrait être systématiquement averti, d’une manière ou d’une autre, du fait que son courrier peut être lu, même si ses messages sont strictement professionnels:Dans un cadre général, qui s’applique aussi aux relations de travail comme le démontre cet arrêt du TJCE, l’art 197 fait de l’absence de consentement de la personne dont le courrier électronique a été saisi, le déclencheur du délit d’immixtion dans son intimité.
De plus, dans le cadre de la réalisation de la prestation du salarié, deux principes constitutionnels, le secret des communications et la dignité professionnelle, viennent limiter le droit de surveillance et contrôle de l’employeur.
- Le secret des communications
Le secret des communications est garantit par l’art.18.3 de la Constitution Espagnole. En outre l’article 197 du code pénal fait une référence explicite au courrier électronique : « Quiconque, pour découvrir les secrets ou s’immiscer dans l’intimité d’un tiers, sans son consentement, entre en possession de ses papiers, lettres, messages de courrier électronique … ». C’est donc le secret des correspondances qui est protégé en soi, peu importe que le contenu soit privé ou non. Pour professionnelle que soit votre correspondance, le sentiment que quelqu’un regarde par dessus votre épaule lit vos messages, s’apparente à une immixtion abusive.
La relation de travail repose sur une certaine confiance, que la crainte inspirée à juste titre aux employeurs par les nouveaux outils de communication quant au rendement des salariés ne saurait balayer d’un revers de manche.
- La dignité professionnelle
Le droit au travail dans des conditions dignes est garanti par l’article 35 de la Constitution Espagnole. Selon l’arrêt STC 88/1995 du Tribunal Constitutionnel, relatif aux conditions de travail, la dignité des conditions ne se limite pas à l’hygiène et à la salubrité, mais englobe aussi des conditions « de liberté d’autodétermination de l’individu et de dignité professionnelle ».
Ce respect de la personne, en sa bonne foi et sa capacité à respecter ses engagements, de part et d’autre dans le contrat de travail, n’a plus à démontrer ses bienfaits pour l’entreprise.
Conclusion
Si le courrier électronique est un merveilleux instrument de travail, il suppose aussi une plus grande vulnérabilité de l’entreprise, permettant la divulgation de secrets industriels (punie par les articles 278.2 et 279.1 du Code pénal esp), l’importation de virus, et…une possible perte de rendement s’ils n’est pas utilisé aux fins prévues, auquel cas il peut aussi véhiculer l’image de l’entreprise, si c’est l’email professionnel qui est utilisé, pour le meilleur et pour le pire.
L’arrêt commenté du TSJC met le doigt sur la double nature du courrier électronique, instrument de travail et de communication, qui demande que soit trouvé un équilibre, entre la protection de droits inallienables et le respect des obligations des parties au contrat de travail.
Il faut peut-être, sur le chemin des solutions possible, assumer que la communication, personnelle, professionnelle (où finit l’une, où commence l’autre ?) est aujourd’hui le moteur de la vie de l’entreprise et, plus globalement, de l’économie. C’est ce que souligne le Dr Salvador del Rey, Professeur de droit du travail et responsable de cuatrecasas.com : « Avant on disait que pour enterrer un dossier, il suffisait de le confier à une commission. Maintenant c’est le contraire, si on veut qu’un dossier fonctionne, il faut le confier à un groupe de personne qui inter-agissent entre elles ». Vie personnelle et professionnelle inter-agissent déjà ; À quand l’interaction employeur-salarié ?
Plus d’infos ?
Consulter : notre actualité du 10 janvier 2001, les conclusions provisoires de l’accusation dans l’affaire Deutsche Bank, un autre commentaire de l’arrêt commenté.