Un lien hypertexte peut bien constituer un acte de communication au public
Publié le 13/09/2016 par Thierry Léonard, Maud Cock
Dans son arrêt du 8 septembre 2016, la Cour de justice précise sa position concernant la qualification d’« acte de communication » d’un lien HTML vers une photo contrefaisante. Une petite bombe ?
Si la Cour a déjà rendu plusieurs arrêts en la matière et notamment le fameux arrêt Svensson (CJUE, 13 février 2014, Svensson, aff. C-466/12), l’établissement hyperliens vers du contenu protégé laissait de nombreux points en suspens.
La question est toujours la même : celui qui re-publie via un hyperlien un contenu litigieux déjà présent sur Internet est-il responsable de la diffusion de ce contenu au sens du droit d’auteur ?
Derrière cette question, c’est la notion de «communication au public » qui est posée.
Au terme de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 relative au droit d’auteur, chaque acte de communication d’une œuvre au public doit être autorisé par le titulaire du droit d’auteur. Reste alors à définir la notion de communication au public.
Il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice que la notion de communication au public associe les éléments cumulatifs suivants :
- un « acte de communication » d’une œuvre ;
- la communication de cette œuvre à un « public » ;
- dans le cas des hyperliens (transmission secondaire), si les œuvres protégées sont communiquées à un public « nouveau », c’est-à-dire à un public n’ayant pas été pris en compte par les titulaires du droit d’auteur, lorsqu’ils ont autorisé la communication initiale au public.
L’arrêt de principe : L’arrêt Svensson
Dans ce dossier (CJUE, arrêt Svensson, aff.C-466/12), des articles de presse rédigés par plusieurs journalistes suédois avaient été publiés en accès libre sur le site du Göteborgs – Posten. Retriever Sverige, une autre société suédoise, exploitait un site Internet qui fournissait à ses clients des liens Internet cliquables vers des articles publiés sur d’autres sites Internet, dont le site du Göteborgs – Posten. Retriever Sverige n’avait cependant pas demandé aux journalistes concernés l’autorisation d’établir des hyperliens vers les articles publiés sur le site du Göteborgs – Posten.
La Cour de justice jugera que la fourniture sur un site Internet de liens cliquables vers des œuvres librement disponibles sur un autre site Internet ne constituait pas un acte de communication au public au sens de la Directive relative au droit d’auteur (solution de principe rapidement confirmée par l’ordonnance Bestwater du 21 octobre 2014, aff. C-348/13).
La Cour a en effet considéré qu’il n’y avait pas, dans une telle hypothèse, un public nouveau : « lorsque l’ensemble des utilisateurs d’un autre site auxquels les œuvres en cause ont été communiquées au moyen d’un lien cliquable pouvaient directement accéder à ces œuvres sur le site sur lequel celles-ci ont été communiquées initialement, sans intervention du gérant de cet autre site, les utilisateurs du site géré par ce dernier doivent être considérés comme des destinataires potentiels de la communication initiale et donc comme faisant partie du public pris en compte par les titulaires du droit d’auteur lorsque ces derniers ont autorisé la communication initiale. »
Ainsi, un site Internet peut, sans l’autorisation des titulaires de droit d’auteur, établir des hyperliens vers des œuvres protégées dès lors que celles-ci sont déjà accessibles sans restriction sur le site cible .
Si cet arrêt créait le soulagement chez de nombreux utilisateurs Internet, il laissait également de nombreuses questions sans réponse, comme le démontrent d’ailleurs les différentes questions préjudicielles adressées à la Cour de justice depuis lors.
Une de ces questions était la suivante : Qu’en est-il lorsque le contenu est initialement publié sans le consentement des titulaires de droits ?
Cette hypothèse n’était ,en effet, pas visée dans l’arrêt Svensson dès lors que la mise en ligne initiale des articles des journalistes suédois avait été faite avec leur consentement.
L’arrêt GS Media -Sanoma y répond.
L’arrêt GS Media – Sanoma
Dans cette affaire, le site à scandale néerlandais GeenStijl.nl, exploité par GS Media, publie en 2011 des hyperliens vers des photos de nu d’une présentatrice de la télévision néerlandaise, destinées à être publiées par le magazine Playboy deux mois plus tard. Malgré les sommations de Sanoma, GS Media a refusé de supprimer l’hyperlien en question. Quand le site australien a supprimé les photos sur demande de Sanoma, GeenStijl a publié une nouvelle annonce qui contenait elle aussi un hyperlien vers un autre site, sur lequel on pouvait voir les photos en question. Ce dernier site a ensuite accédé à la demande de Sanoma de supprimer les photos. Les internautes visitant le forum de GeenStijl ont également placé de nouveaux liens renvoyant à d’autres sites où les photos pouvaient être consultées.
Selon Sanoma, GS Media a, par la publication de ces hypers-liens, porté atteinte aux droits d’auteur sur ces photos. Saisi en cassation, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour de cassation, Pays-Bas) interroge la Cour de justice à ce sujet. Il relève notamment que les photos n’étaient pas introuvables avant que GS Media ne place l’hyperlien, mais que, en même temps, elles n’étaient pas faciles à trouver de sorte que le placement de l’hyperlien facilitait grandement l’accès et la visibilité des photos litigieuses.
Ceux qui ont suivi nos actualités sur le sujet le savent, l’avocat général Melchior Wathelet a alors rejeté la qualification d’acte de communication au public au motif que les hyperliens effectués par Geenstijl ne mettaient pas les œuvres « à la disposition » d’un public puisqu’elles étaient déjà librement accessibles sur un autre site et ne servaient qu’à faciliter leur découverte. Selon lui, les motivations de GS Media et le fait qu’elle savait ou devait savoir que la communication initiale des photos sur ces autres sites n’avait pas été autorisée par Sanoma ou que ces photos n’avaient pas non plus été mises auparavant à la disposition du public avec l’accord de cette dernière n’était donc pas pertinent.
Dans son arrêt du 8 septembre 2016, la Cour balaie cette interprétation.
Pour déterminer s’il y a eu « communication au public », la Cour se place dans une logique de recherche de « juste équilibre » entre les droits d’auteurs de titulaires, la liberté d’expression des acteurs du web et l’intérêt général.
La Cour commence par écarter toute application par analogie de sa jurisprudence Svensson. En effet, contrairement à cette affaire, le contenu protégé a ici été initialement mis en ligne sans le consentement des titulaires de droits. On ne se trouve plus ici dans un cas où la publication initiale s’est faite avec l’accord des titulaires des droits. On doit donc forcément relativiser toute idée de « revirement » de jurisprudence de la Cour.
Dans cette hypothèse, la Cour estime qu’il y a lieu de distinguer les situations dans lesquelles le poseur de liens agit ou non dans un but lucratif :
· Si le poseur de liens ne poursuit pas de but lucratif, il faut tenir compte de la circonstance que celui-ci «ne sait pas et ne peut pas raisonnablement savoir » que son hyperlien donne accès à une œuvre illégalement publiée. Selon la Cour, une telle personne n’intervient, en règle générale, pas en pleine connaissance des conséquences de son comportement.
En revanche, lorsqu’il est établi que cette personne « savait ou devait savoir » que son lien donne accès à une œuvre illégalement publiée sur Internet, il y a lieu de considérer que la fourniture de ce lien constitue une « communication au public ». Ce sera notamment le cas s’il en a été averti par les titulaires de droit d’auteur ou si le lien permet de contourner des mesures de restriction mises en place sur le site cible ;
· Si le poseur de liens poursuit un but lucratif, il y aura, par contre, lieu de présumer que le placement du lien est intervenu en pleine connaissance de la nature protégée de ladite œuvre et de l’absence éventuelle d’autorisation de publication sur Internet par le titulaire du droit d’auteur. Cette présomption est réfragable.
On attend donc du poseur de liens agissant dans un but lucratif qu’il effectue, en amont, les vérifications nécessaires quant à la licéité de la mise en ligne par le site cible.
Appréciation
L’établissement d’un hyperlien vers une œuvre en libre accès sur un site illégal donne prise au droit de communication au public car la liberté de lier est conditionnée au consentement de l’ayant droit quant à la mise en ligne initiale de son œuvre. L’ayant droit qui n’a pas divulgué volontairement son œuvre sur Internet n’a souhaité la communiquer à aucun un internaute quel qu’il soit. Tout lien pointant vers une œuvre mise en ligne sur le site cible sans le consentement de l’auteur s’adressera automatiquement à un public nouveau, nécessitant le consentement de l’ayant droit et ce même si l’œuvre est librement accessible sur un site pirate.
Reste à voir comment cette nouvelle jurisprudence sera interprétée et notamment :
- la notion de « but lucratif ». La présomption de connaissance de l’illégalité du lien ne concernera-t-elle que les géants de l’Internet, tel Google, ou s’appliquera-t-elle aussi au blogueur dont le site bénéficie de quelque revenu publicitaire ou au profil Facebook d’une petite société ?
- le degré de connaissance (et donc de surveillance/vérifications) attendu du poseur de liens agissant dans un but lucratif. Quand la présomption de connaissance de l’illicéité du lien pourra-t-elle être renversée ?
On peut également se poser des questions sur l’approche de la Cour. L’acte contrefaçon ne demande normalement qu’un acte d’atteinte objectif au droit d’auteur, excluant la nécessité de devoir démontrer la connaissance du caractère protégeable que de l’absence d’autorisation du titulaire…
Reste que la légalité de la mise en ligne initiale est souvent difficile voire impossible à vérifier en pratique, surtout pour les moteurs de recherche ou portails de presse agissant avec des logiciels automatiques.
Cet arrêt constitue donc une petite bombe dans l’univers Internet : dans les circonstances prédécrites d’une mise en ligne d’une œuvre protégée, les acteurs de l’Internet ne bénéficient plus de la quasi immunité dont ils profitaient concrètement jusqu’à maintenant et ce, au détriment du bon fonctionnement et de l’architecture même d’Internet ainsi que du développement de la société de l’information.
Plus d’infos ?
En lisant la publication sur les conclusions de l’avocat général (https://www.droit-technologie.org/actuality-1813/communication-au-public-la-grande-chambre-de-la-cour-de-justice-s-em.html) et l’arrêt rendu, disponible en annexe.