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Un droit fondamental peut-il justifier la commission d’une infraction pénale ?

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Alors que la cour d’appel avait affirmé que la liberté d’expression ne peut jamais justifier la commission d’une infraction, la Cour de cassation estime au contraire que, « dans certaines circonstances particulières, le fait d’incriminer et de punir le comportement d’un individu peut porter une atteinte excessive à la liberté d’expression garantie par la Convention européenne des droits de l’homme. »

De très nombreux cas

En mars 2020, la France était recalée par la CEDH. La justice avait condamné un élu local pour dénonciation calomnieuse en raison d’une lettre ouverte qu’il avait adressée au président de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et dans laquelle il reprochait à la société Olympique Lyonnais Groupe (OL Groupe) et à son PDG d’avoir fourni des informations fausses et trompeuses dans le cadre de la procédure d’entrée en bourse de la société. Pour la CEDH, en se bornant à constater que les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans intégrer dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression pourtant expressément invoqué par le prévenu, les juges français ont violé le droit à la liberté d’expression. La violation est d’autant plus grave que le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression. Voir notre actu.

En Belgique, cette semaine, des représentants syndicaux ont été condamnés par la cour d’appel pour entrave méchante à la circulation. Un mouvement de grève avait abouti à l’occupation d’un tronçon d’autoroute, bloquant totalement le trafic. Malheureusement, un chirurgien appelé d’urgence pour une opération vitale s’est retrouvé bloqué dans le trafic et est arrivé trop tard : sa patiente est décédée.

Une autre fois, en 2007, ce sont des membres de l’association Greenpeace qui s’introduisent dans l’enceinte d’une centrale nucléaire en escaladant une clôture et découpant ensuite un grillage. L’objectif est de dénoncer le manque de protection des centrales et leur vulnérabilité face à une attaque. Écartant l’état de nécessité, la justice les condamne pour cette intrusion.

On peut répéter les exemples à l’infini, tant la situation est fréquente : il y a d’innombrables situations dans lesquelles l’exercice d’un droit fondamental peut engendrer, directement ou incidemment, la commission d’une infraction pénale.

Le droit pénal pleinement applicable

Dans les premières affaires, les manifestants ont tenté de justifier une interprétation différente du droit pénal en raison du contexte lié à l’exercice d’un droit fondamental, par exemple la liberté d’expression.

La stratégie n’a pas donné de bons résultats : les juges semblent considérer que le droit pénal est monolithique. Parfois y a-t-il un débat sur l’imputabilité ou le dol spécial, mais c’est à peu près tout.

Dans l’affaire Greenpeace évoquée ci-dessus, la Cour de cassation avait par exemple écarté « l’état de nécessité » au motif que le danger n’était ni actuel ni imminent, mais l’expression d’une « crainte face à un risque potentiel, voire hypothétique » (voir l’arrêt). Pour la Cour de cassation, un danger futur qu’aucune mesure actuelle ne permettrait de prévenir ne peut être assimilé, au sens de la loi, à un danger actuel ou imminent.

Pas sûr que l’argument soit audible pour ceux qui dénoncent précisément « l’urgence climatique » pour autant que l’on mesure le risque avec une autre unité de temps que la minute ou l’heure.

Toujours est-il que la Cour de cassation retient également que le délit d’intrusion, qui visait à dénoncer une situation, n’était pas, par lui-même, de nature à remédier au danger dénoncé. Il s’en déduit, selon la Cour, que les conditions légales de l’état de nécessité qui permet d’écarter la responsabilité pénale de personnes ayant commis des faits pénalement réprimés n’étaient pas réunies.

Même approche dans l’affaire Femen : les manifestantes étaient poursuivies pour avoir exhibé leur poitrine dénudée lors d’une manifestation. Fidèle à son approche traditionnelle, la Cour de cassation a appliqué pleinement le droit pénal et elle conclut à la violation de l’article 222-32 du Code pénal français, selon lequel “L’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende”. Nous avions à l’époque dit tout le mal que l’on pense cette approche rétrograde et, à nos yeux, contraire à la loi (voir notre actu).

La recherche d’un équilibre

La Cour de cassation a pourtant, à l’occasion de l’arrêt Femen, ouvert une porte.

Tout en concluant à la violation du code pénal, elle a, au titre de la proportionnalité, évité la condamnation aux manifestantes : pour la Cour, alors que le comportement serait, dans n’importe quelle autre circonstance, un délit, la relaxe se justifie car une condamnation serait, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression (voir notre actu).

Ce faisant, la cour suprême française s’aligne sur la jurisprudence de la CEDH. On a vu que dans l’affaire Tête, dernière d’une série, celle-ci a jugé qu’en se bornant à constater que les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans intégrer dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression pourtant expressément invoqué par le prévenu, les juges français ont violé le droit à la liberté d’expression. La violation est d’autant plus grave que le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression.

Les décrocheurs du portrait du président Macron

Plusieurs groupes de militants de la cause écologique s’étaient introduits dans différentes mairies afin de dérober le portrait officiel du Président de la République et, dans certains cas, y substituer une pancarte sur laquelle était inscrite une formule telle que « Urgence sociale et climatique, où est Macron ? ». Ils entendaient de la sorte alerter sur ce qu’ils estiment être l’inaction de l’État face au réchauffement climatique.

Ils sont condamnés pour vol en réunion, y compris en appel.

Ils saisissent la Cour de cassation, notamment sur pied de l’atteinte disproportionnée à l’exercice d’un droit fondamental : selon eux, le décrochage de portrait, qui n’a causé qu’une atteinte légère à la propriété des collectivités publiques, relève de leur liberté d’expression à l’égard d’un sujet d’intérêt général.

C’est sur cette base qu’ils l’emportent : alors que la cour d’appel avait affirmé que la liberté d’expression ne peut jamais justifier la commission d’une infraction, la Cour de cassation rappelle que, « dans certaines circonstances particulières, le fait d’incriminer et de punir le comportement d’un individu peut porter une atteinte excessive à la liberté d’expression garantie par la Convention européenne des droits de l’homme. »

Elle reproche aux juges d’appel d’avoir opposé un refus de principe aux militants et de ne pas avoir examiné de façon concrète l’argument qu’ils avaient soulevé.

La cour d’appel devra donc rejuger ce dossier et répondre à la question suivante : dans une société démocratique, compte tenu des faits précis reprochés aux prévenus et de leur démarche militante, au regard des objectifs visés par la loi pénale prévoyant cette infraction :

  • cette condamnation pénale est-elle « nécessaire » ?
  • ou, au contraire, porte-t-elle une atteinte excessive à la liberté d’expression ?

Plus d’infos ?

En lisant l’arrêt de la Cour de cassation dans l’affaire des décrocheurs.

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