Site de rencontre … ou incitation à la prostitution ?
Publié le 17/06/2019 par Etienne Wery
Une décision du tribunal correctionnel permet de mesurer la frontière entre site de rencontre d’une part, et incitation à la prostitution d’autre part. Ce n’est que parce que le site a fondé son modèle et sa publicité sur une invitation explicite à entretenir une relation sexuelle tarifée, que le juge condamne.
Les faits
En septembre 2017, un véhicule circule dans le quartier de l’ULB, une célèbre université bruxelloise.
Il tire une remorque portant une publicité montrant le buste d’une jeune femme portant un soutien-gorge rouge dont elle tient la bretelle sur le bord de l’épaule et mentionnant le texte « hey les étudiantes ! Améliorez votre style de vie Sortez avec un sugardaddy ». Il s’agit d’une publicité pour le site « RichMeetBeautiful.be » qui se présente comme le « site de rencontre n°1 en Belgique pour sugarbabies et sugardaddies ».
Un procès-verbal est rédigé dès le 26 septembre 2017 pour incitation à la débauche.
Le véhicule est contrôlé le 26 septembre 2017 en soirée. Ses occupants disposent d’un contrat signé avec la société maltaise DIGISEC MEDIA LIMITED concernant la conduite d’un véhicule afin d’effectuer une campagne marketing en circulant avec une remorque publicitaire à Copenhague, Amsterdam et Bruxelles. Le véhicule utilisé doit circuler dans des lieux spécifiques des villes et justifier ces passages par des données GPS et photographies à transmettre à la société.
La poursuite de la campagne publicitaire a été interdite sur plusieurs communes de la Région Bruxelloise.
Les recherches confirment que le site internet mentionné est sous la responsabilité de la société maltaise DIGISEC MEDIA LIMITED.
VEDAL Sigurd, CEO de cette société, est entendu par les enquêteurs le 5 octobre 2017. Il explique avoir été surpris de la réaction en Belgique face à la publicité qui a également circulé en Danemark et aux Pays-Bas sans réaction. Il ne pensait pas que cela pouvait être considéré comme un délit. Le but est de promouvoir le « site de rencontre entre jeunes personnes et personnes ayant un confort matériel ». Il ne peut répondre concernant les paiements, chaque pays ayant un fonctionnement différent mais précise que le site dispose d’un algorithme et de mots clés en vue d’exclure toute activité de prostitution.
Le site est bloqué sur base d’un réquisitoire du ministère public du 10 janvier 2018, décision non levée par ordonnance du tribunal du 15 mars 2018, laquelle a été confirmée par arrêt de la chambre des mises en accusation du 9 mai 2018.
RichMeetBeautiful se définit sur la page d’accueil du site intemet comme « un réseau de rencontre en ligne pour hommes et femmes adultes de plus de 18 ans, à la recherche d’une relation mutuellement avantageuse aussi bien pour l’un que pour l’autre. Le secret d’une relation réussie réside dans la capacité des deux parties à satisfaire mutuellement les besoins émotionnels et les désirs relationnels de l’un et l’autre. On ne vit qu’une fois ! ».
Les préventions
Il y a trois préventions :
- Tentative d’incitation à la débauche ou à la prostitution.
- Publicité concernant des faits de prostitution ou de débauche.
- Sexisme (comportement qui a pour objet d’exprimer un mépris à l’égard d’une personne, en raison de son appartenance sexuelle, ou de la considérer, pour la même raison, comme inférieure ou comme réduite essentiellement à sa dimension sexuelle et qui entraine une atteinte grave à sa dignité).
Concernant l’incitation à la débauche et à la prostitution, et la publicité y relative
Le tribunal relève que la débauche et la prostitution n’ont pas de définition légale et doivent donc s’entendre dans leur sens usuel :
- La débauche vise les comportements obscènes au sens large, que la société considère comme excessifs, en tenant compte, notamment de l’âge de la personne concernée ? Cette notion renvoie à des comportements sexuels déviants et socialement dégradants.
- La prostitution est quant à elle définie comme un comportement vénal d’ordre sexuel qui se réalise contre paiement.
Il y a un lien entre les deux (le sexe), mais il ne faut pas les confondre : la débauche renvoie à une déviance ou un excès des comportements alors que la notion de prostitution, quant à elle, se rapporte plus au caractère vénal des actes et à la rémunération de la personne qui propose ses services.
Pour le tribunal, il n’y a pas de débauche en l’espèce : il n’y a « pas de comportements communément considérés comme excessifs ou déviants ».
Tout autre chose est la prostitution.
Après avoir écarté les conditions générales du site qui interdisent la prostitution (ces conditions sont, pour le juge, « insuffisantes à ‘s’auto-exonérer’ d’une éventuelle responsabilité pénale »), le tribunal se penche sur « les références financières dans les messages véhiculés [qui] impliquent qu’ils s’adressent à des personnes, sinon précarisées, à tout le moins en recherche d’argent ». Il relève toutes les références qui créent explicitement dans le chef des étudiantes l’espoir de gagner de l’argent en fréquentant un sugardaddy.
Le tribunal fait la même chose du point de vue des suggardaddy, et relève les nombreuses références aux relations sexuelles que ceux-ci peuvent espérer en échange du paiement évoqué ci-dessus (notamment : « Vous vous sentirez dix ans plus jeune et revigoré avec une Sugarbaby ardente à vos côtés » ou encore « explorez toutes ces possibilités que seul un homme jouet peut vous offrir »).
Pour le tribunal, il n’y a aucun doute sur le fait qu’au bout du compte, le deal proposé revient à obtenir une relation sexuelle en échange d’un paiement.
Fonder un site sur ce modèle explicite et en faire la promotion est une incitation à la prostitution (et une publicité y relative). Les préventions sont établies.
Concernant le sexisme
Très correctement, le tribunal refuse d’entrer dans une démarche morale pour se focaliser sur le dénigrement d’un genre à raison de son sexe : « Le débat ne porte pas sur la valeur morale des personnes s’inscrivant sur le site et des actes, éventuellement sexuels, qu’ils poseraient ensuite.
Il s’agit d’évaluer si, de par le message véhiculé sur le site internet, les personnes visées sont dénigrées en tant qu’homme ou femme ou sont réduites à une dimension sexuelle. »
Tout en relevant les innombrables « clichés » qu’il ne goûte manifestement pas, le tribunal aboutit toutefois à la conclusion qu’il ne veut pas être un censeur puisque tel n’était pas la volonté du législateur qui « a souhaité à la fois exprimer de manière indiscutable l’interdiction des comportements sexistes mais s’est également voulu modéré et non-liberticide en ne sanctionnant que les comportements sexistes d’une certaine gravité » et n’a voulu « sanctionner [que] des attaques personnelles ou envers un groupe ciblé (…) [et non] les publicités sexistes/machistes ».
Il en conclut que le site se focalise plus sur la beauté, la richesse ou l’excitation sexuelle que sur le sexisme au sens juridique du terme. La prévention n’est pas établie.
(Le jugement est frappé d’appel)