Rupture des pourparlers autour d’un contrat informatique : le juge des référés refuse d’intervenir
Publié le 05/04/2017 par Hervé Jacquemin
Que ce soit pour l’analyse du trouble manifestement illicite ou du dommage imminent, le tribunal de commerce de Paris estime qu’il devrait, pour faire droit à la demande, analyser le caractère abusif de la rupture des pourparlers ce qui, à son estime, dépasse le cadre des compétences restreintes du juge des référés.
Le principe
Le principe cardinal est connu : les parties restent libres de conclure ou de ne pas conclure le contrat (par application du principe de la liberté contractuelle). Entrer en négociation n’oblige donc pas une partie à conclure la négociation par la signature d’un contrat. En France, cet élément résulte désormais du nouvel article 1112 du Code civil aux termes duquel « l’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi ».
Auparavant, en l’absence de disposition spécifique dans le Code civil (comme c’est toujours le cas en Belgique, du reste), il fallait se référer à jurisprudence. D’après celle-ci, la rupture des négociations peut se révéler fautive en fonction des circonstances, par exemple si elle intervient à contretemps (la veille de la signature du contrat, après des mois de négociations) ou s’il est démontré que l’une des parties n’avait jamais eu la moindre intention de conclure le contrat.
En toute état de cause, pour engager la responsabilité d’une partie suite à une rupture abusive des négociations, on se placera normalement sur le plan de la responsabilité extracontractuelle, ce qui exige de démontrer une faute en lien de causalité avec un dommage.
Les faits soumis au tribunal
Deux sociétés sont en négociation au sujet d’un contrat dans le secteur des paiements électroniques.
Il ne s’agit pas de petites négociations : le schéma contractuel est complexe et cela fait 7 mois que les parties sont en contact. Pendant toute cette durée, une partie du schéma contractuel est exécuté. C’est ce qui permet aux équipes techniques de travailler de concert car l’intégration des systèmes est lourde. Les parties se sont entendues quasi quotidiennement pendant toute cette période. Elles ont levé un à un tous les obstacles. L’ensemble des documents administratifs demandés a été fourni. Les équipes techniques, qui ont travaillé main dans la main, ont réussi à intégrer toutes les contraintes et au final la plate-forme est prête. Ne manque plus que la signature finale.
Le 18 octobre 2016 devait être un jour de fête : il était prévu que le client se voit attribuer un compte live pour basculer de l’environnement de test à celui de production. Les parties sont à cet instant à quelques heures du lancement commercial, et le client avait déjà recruté une petite armée de commerciaux chargés d’aller recruter des utilisateurs.
Patatras ! le même jour, le fournisseur signale que son département risque s’oppose à la transaction.
Le client ne l’entend pas de cette oreille.
Il estime tout d’abord que la chronologie est fautive. S’il admet la nécessité d’obtenir le feu vert du département risque, il considère que le nihil obstat pendant les 7 mois de la négociation, et la participation des juristes du fournisseur à diverses réunions, est un feu vert implicite.
Il considère ensuite que la motivation du département risque et fantaisiste. Celui-ci justifie sa décision au motif que le business model serait confus. Le client qui ne voit pas ce qui a changé dans son modèle depuis 7 mois, rappelle que celui-ci a été discuté plusieurs fois et que les éclaircissements demandés ont tous étés apportés (et que les quelques modifications demandées ont été faites).
L’action en justice
Le client est très mal pris.
Bien sûr, il pourrait agir en justice et demander l’indemnisation de son dommage. Mais ce n’est pas ce qu’il souhaite. Il veut une solution rapide. Il était vraiment à quelques heures du lancement commercial, et la rupture des pourparlers à ce moment-là est ce qui pouvait lui arriver de pire.
Il décide donc de prendre le risque d’agir en référé.
Pour nos lecteurs belges, il faut préciser que le référé français est différent. Le président du tribunal peut, « même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire. »
Les pouvoirs du juge des référés français sont donc plus larges que ceux de son équivalent belge.
Le jugement rendu
Malgré cela, le tribunal de commerce de Paris a refusé de se prononcer.
S’agissant du trouble manifestement illicite, « nous relevons que la demanderesse soutient que, si la rupture des pourparlers est libre et ne constitue pas en soi une faute, le fait d’avoir rompu les discussions dans les circonstances qu’elle rappelle est de toute évidence un trouble manifestement illicite. Nous relevons que seule une rupture abusive de pourparlers pourrait dès lors constituer un trouble manifestement illicite ; que pour apprécier le trouble manifestement illicite allégué nous devons nécessairement apprécier le caractère abusif de la rupture des pourparlers intervenue le 19 octobre 2016, ce qui suppose de notre part l’analyse des circonstances et des motifs qui ont amené HIPAY et HI-MEDIA PORTE MONNAIE ELECTRONIQUE à rompre les pourparlers ; que nous ne pouvons, sans excéda nos pouvoirs, apprécier le caractère abusif de ladite rupture pour faire droit aux demandes de la demanderesse. »
S’agissant du dommage imminent, « nous relevons que l’appréciation de celui-ci ne se défini pas comme l’effet immédiat de la rupture et suppose la démonstration de l’éventuelle illicéité de la rupture intervenue ; que pour apprécier ladite illicéité nous devons nous livrer à une appréciation du caractère abusif de cette rupture, qui excède nos pouvoirs. »
Seule consolation (qui indique l’empathie du Président pour la société victime de la rupture ?), le Président refuse d’appliquer l’article 700.
Commentaires
C’est sur le dommage imminent que notre commentaire portera. Le dommage imminent est un « dommage qui n’est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer ».
À la différence d’un raisonnement fondé sur le trouble manifestement illicite, le centre du débat en matière de dommage imminent se trouve déplacé de l’existence d’une illicéité, qui si elle est nécessairement présente, n’est que secondaire, vers l’existence de ses conséquences, un dommage imminent imputable à un acte du défendeur.
Le débat est récurrent, tant les ruptures abusives sont nombreuses.
Le problème est que la réparation, lorsqu’elle vient longtemps après les faits sous la forme de dommages et intérêts, arrivent souvent trop tard, parfois même après la faillite.
C’est ce qui pousse de nombreux plaideurs à tenter malgré tout le référé, en invoquant une jurisprudence plus interventionniste selon laquelle l’existence d’un dommage imminent est, à elle seule, une condition qui suffit à justifier l’existence des pouvoirs du juge des référés, toute autre circonstance étant inopérante.
En l’occurrence, le tribunal de commerce de Paris a préféré la solution traditionnelle.
Peut-être que la matière évoluera dans les mois et les années qui viennent suite à l’entrée en vigueur du nouveau Code civil. Le fait d’avoir souligné dans les termes du code la nécessité de conduire « impérativement » les pourparlers de bonne foi ne change pas fondamentalement la situation juridique existante, mais cela pourrait envoyer un message que les Présidents saisiront, consistant à se montrer plus interventionnistes lorsqu’il s’agit de rétablir un équilibre rompu.