Responsabilité d’un forum de discussion sur Internet : la CEDH relativise l’arrêt Delfi
Publié le 01/02/2016 par Etienne Wery
L’arrêt Delfi a fait couler beaucoup d’encre ; certains ont accusé la cour européenne des droits de l’homme de mettre en péril la liberté d’expression. Quelques mois plus tard, la cour envoie un signal très clair : autres faits, autre solution. En l’espèce, le modérateur d’un forum de discussion n’est pas responsable des propos mêmes grossiers des internautes.
La jurisprudence relative à la liberté d’expression sur les forums de discussion en ligne a le plaisir de vous présenter son dernier-né : l’arrêt du 2 février 2016 de la CEDH dans l’affaire Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie (requête no 22947/13).
Pour la Cour européenne des droits de l’homme dit, il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’affaire concerne la responsabilité d’un organe d’autorégulation des prestataires de services de contenu sur Internet et d’un portail d’actualités sur Internet pour les commentaires grossiers et injurieux laissés par des internautes sur leurs sites web.
L’organe d’autorégulation (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete) et le portail d’actualités (Index.hu Zrt) requérants, se plaignaient tous deux que les juridictions nationales les aient jugés responsables des commentaires laissés par les visiteurs de leurs sites web à la suite de la publication d’une opinion critiquant les pratiques commerciales trompeuses de deux sites web d’annonces immobilières.
La Cour rappelle que, même s’ils ne sont pas les éditeurs des commentaires au sens traditionnel du terme, les portails d’actualités sur Internet doivent en principe assumer certains devoirs et responsabilités. Elle considère toutefois qu’en l’espèce, lorsqu’ils ont tranché la question de la responsabilité des requérants, les juges hongrois n’ont pas dûment mis en balance les droits divergents en cause, à savoir d’une part celui des requérants à la liberté d’expression et d’autre part celui des sites d’annonces au respect de leur réputation commerciale : notamment, ils ont admis d’emblée que les commentaires étaient illicites car attentatoires à la réputation des sites web d’annonces immobilières.
N’est pas Delfi qui veut
Rendu quelques mois à peine après l’arrêt Delfi qui avait au contraire estimé que dans l’affaire qui lui était présentée, il n’y avait pas eu de violation de la liberté d’expression, cet arrêt risquait d’être perçu comme un retour en arrière, d’autant que la cour a été critiquée par beaucoup d’observateurs.
La cour n’élude pas la question.
Pas du tout dit la Cour qui envoie le message suivant :autres faits, autre solution.
La Cour note en effet que la situation des requérants en l’espèce présente un certain nombre de différences avec Delfi où la Cour a dit qu’un portail d’actualités sur Internet exploité à titre commercial était responsable des commentaires injurieux laissés sur le site par ses visiteurs. Notamment, la présente affaire ne présente pas ces éléments cruciaux que constituaient dans l’affaire Delfi AS le discours de haine et l’incitation à la violence. Bien qu’injurieux et grossiers, les commentaires ne constituaient pas ici des propos clairement illicites. De plus, si Index possède une grande entreprise de médias et doit donc être considéré comme ayant des intérêts économiques dans la diffusion de contenu sur Internet, MTE est une association à but non lucratif d’autorégulation du contenu sur Internet, à laquelle on ne connaît pas de tels intérêts.
Principaux faits
Les requérants sont deux personnes morales de droit hongrois, Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete (« MTE ») et Index.hu Zrt (« Index »), sises toutes deux à Budapest (Hongrie). MTE est une association qui agit en tant qu’organe d’autorégulation des prestataires hongrois de services de contenu sur Internet. Index est une entreprise qui possède l’un des plus grands portails d’actualités sur Internet de Hongrie. Au moment des faits, l’un et l’autre permettaient aux internautes de laisser des commentaires sur les contenus diffusés sur leurs portails respectifs. Ils avaient tous deux inscrit dans leurs conditions générales une clause de déni de responsabilité en vertu de laquelle c’étaient les auteurs des commentaires, et non le propriétaire du site, qui en étaient responsables. De plus, tous deux avaient mis en place un système de retrait sur notification qui permettait à tout un chacun de leur signaler les commentaires illicites afin qu’ils les retirent du site.
Le 5 février 2010, MTE publia sur son site web une opinion dans laquelle il critiquait la pratique commerciale de deux sites web d’annonces immobilières qui trompaient selon lui leur clients en proposant un service de publication d’annonces gratuit pendant 30 jours qui devenait payant à l’expiration de ce délai sans que les intéressés n’en soient préalablement avertis. Index rapporta ensuite cette opinion, dont il publia l’intégralité sur son site. L’opinion recueillit des commentaires injurieux et grossiers sur le site de MTE comme sur celui d’Index.
Le 17 février 2010, l’entreprise qui exploitait les sites d’annonces immobilières en question engagea une action civile contre les requérants, se plaignant que l’opinion et les commentaires qu’elle avait recueillis aient porté atteinte à sa réputation. Lorsqu’ils prirent connaissance de cette action en justice, les requérants retirèrent immédiatement les commentaires en question. Dans leur mémoire de défense, ils arguèrent que, en tant qu’intermédiaires dans la diffusion du contenu, ils n’étaient pas responsables des commentaires des internautes et que, en toute hypothèse, leur critique était justifiée étant donné le nombre important de plaintes de consommateurs et d’actions en justice qui avaient été introduites contre les pratiques commerciales des deux sites d’annonces.
Les juridictions nationales jugèrent les commentaires injurieux, outrageants et humiliants et estimèrent qu’ils dépassaient les limites acceptables de la liberté d’expression. Elles considérèrent qu’en permettant aux visiteurs de leurs sites d’y laisser des commentaires, les requérants avaient accepté d’assumer la responsabilité des éventuels commentaires injurieux ou illicites qui seraient publiés. La Kúria (l’organe judiciaire suprême de Hongrie) condamna donc chacun des deux requérants à payer la somme de 75 000 forints hongrois (environ 250 euros) au titre des frais de justice. Les requérants formèrent contre cette décision un recours constitutionnel qui fut rejeté en mai 2014.
Décision de la Cour
Il ne faisait pas controverse entre les parties que les décisions des juridictions hongroises avaient constitué une ingérence dans la liberté d’expression des requérants. La Cour ne voit pas de raison de conclure différemment. Elle estime par ailleurs établi que, étant respectivement un éditeur de médias exploitant un grand portail d’actualités sur Internet à des fins économiques et un organe d’autorégulation des prestataires de services de contenu sur Internet, les requérants étaient en mesure d’apprécier les risques liés à leurs activités et auraient dû être à même de prévoir qu’ils pouvaient, en principe, voir leur responsabilité engagée en vertu des dispositions du droit interne – celles du code civil – pour les commentaires illicites laissés par des tiers. Elle considère donc que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ». Elle admet également que cette ingérence poursuivait le but légitime de protéger les droits d’autrui.
Toutefois, elle estime qu’en l’espèce, lorsqu’ils ont tranché la question de la responsabilité des requérants, les juges hongrois n’ont pas dûment mis en balance les droits divergents en jeu, à savoir d’une part le droit des requérants à la liberté d’expression et d’autre part celui des sites d’annonces immobilières au respect de leur réputation commerciale. Notamment, les autorités hongroises ont admis d’emblée que les commentaires étaient illicites car attentatoires à la réputation des sites d’annonces concernés.
La Cour rappelle que, lorsque les commentaires laissés par les internautes prennent la forme d’un discours de haine et de menaces directes à l’intégrité physique des individus, les droits et intérêts d’autrui et ceux de la société dans son ensemble peuvent rendre légitime pour les États parties d’engager la responsabilité des portails d’actualités sur Internet s’ils n’ont pas pris de mesures pour retirer sans délai les commentaires clairement illicites, même en l’absence de notification à cet effet de la victime alléguée ou de tiers. C’est en particulier pour ces raisons que, dans une affaire récente (Delfi AS), elle a dit que, eu égard aux « devoirs et responsabilités » d’un grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel, il n’était pas contraire à la Convention de juger un tel portail responsable des commentaires laissés par des internautes – identifiés ou anonymes – tenant des propos clairement illicites qui portaient atteinte aux droits de la personnalité de tiers et relevaient du discours de haine et de l’incitation à la violence contre ces tiers.
Or la présente affaire ne présente pas ces éléments cruciaux que constituaient dans l’affaire Delfi AS le discours de haine et l’incitation à la violence. Bien qu’injurieux et grossiers, les commentaires ne constituaient pas ici des propos clairement illicites. De plus, si Index possède une grande entreprise de médias et doit donc être considéré comme ayant des intérêts économiques dans la diffusion de contenu sur Internet, MTE est une association à but non lucratif d’autorégulation de la prestation de services de contenu sur Internet, à laquelle on ne connaît pas de tels intérêts.
La Cour applique les critères pertinents en vertu de sa jurisprudence constante pour l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence en l’absence de discours de haine ou d’appel à la violence. Ainsi, elle examine les éléments suivants.
– Le contexte et la teneur des commentaires
La Cour note que les commentaires concernaient une question d’intérêt public (une pratique commerciale trompeuse), qui avait déjà donné lieu à de nombreuses plaintes auprès des services de protection des consommateurs et à plusieurs actions en justice contre l’entreprise concernée. Ces commentaires, bien qu’injurieux et même tout à fait grossiers, n’étaient pas des déclarations de fait diffamatoires mais l’expression de jugements de valeur ou d’opinions (expression protégée par l’article 10 de la Convention), et ils étaient formulés en des termes qui sont courants dans les communications déposées sur bon nombre de portails Internet.
– La responsabilité des auteurs des commentaires
La Cour note que les juridictions nationales ont statué en la défaveur des requérants en jugeant que, parce qu’ils avaient permis aux internautes de laisser des commentaires sur leurs sites web, ils avaient accepté d’assumer la responsabilité des commentaires injurieux ou illicites laissés par les internautes. À aucun moment les autorités n’ont mis en balance la responsabilité des auteurs des commentaires avec celle des requérants.
– Les mesures prises par les requérants et la conduite de la partie lésée
La Cour note que les juridictions hongroises ont jugé les requérants responsables sans examiner leur conduite ni celle des sites d’annonces immobilières et nonobstant le fait qu’ils avaient pris certaines mesures générales – telles que la publication d’une clause de déni responsabilité et la mise en place d’un système de retrait sur notification – pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires sur leur site ou retirer ceux qui y seraient néanmoins publiés.
– Les conséquences des commentaires
- Premièrement, la Cour rappelle que l’enjeu en l’espèce est la réputation commerciale d’une entreprise privée, enjeu qui n’a pas la même dimension morale que le droit à la réputation d’un individu. Il faut remettre en perspective dans ce contexte les conséquences des commentaires pour les sites d’annonces immobilières. Notamment, au moment de la publication de l’article et des commentaires sur cet article, des enquêtes sur la conduite commerciale des sites d’annonces en cause étaient en cours. La Cour n’est donc pas convaincue que les commentaires aient eu un impact négatif supplémentaire ou significatif sur le comportement des consommateurs concernés.
- D’autre part, l’imposition aux requérants d’une responsabilité en l’espèce risque d’avoir des conséquences négatives sur la possibilité de laisser des commentaires sur leurs sites, et peut-être même de pousser les requérants à supprimer complètement cette possibilité. Les juridictions hongroises ne se sont guère préoccupées de l’enjeu pour les requérants en tant que médias gratuits sur Internet et, là encore, elles n’ont absolument pas mis en balance l’intérêt à préserver la liberté d’expression sur Internet et le droit des sites d’annonces immobilières à leur réputation commerciale.
Enfin, la Cour dit que, accompagné de procédures efficaces permettant une réaction rapide, le système de retrait sur notification peut dans bien des cas constituer un outil approprié de mise en balance des droits et intérêts des personnes concernées. Elle ne voit pas de raison de dire que ce système, que les deux requérants avaient mis en place sur leurs sites web, n’était pas apte à protéger convenablement la réputation commerciale des sites d’annonces immobilières.
Eu égard à ces considérations, elle conclut à la violation de l’article 10.
(Source : communiqué CEDH)