Qu’est-ce que le « cartel technologique » ?
Publié le 14/07/2021 par Etienne Wery
La commission européenne vient de dégainer une nouvelle arme : le cartel technologique. Tout en reconnaissant que les constructeurs automobiles ont respecté la loi relative aux émissions polluantes, la commission estime qu’ils avaient la technologie pour « faire mieux » et s’en sont abstenus de façon concertée, créant une distorsion de concurrence.
Presque 1 milliard d’euros
Décidément, les constructeurs automobiles allemands sont dans un moment difficile.
Après le Dieselgate (enquête toujours en cours), voici une nouvelle affaire dans laquelle Daimler, BMW et le groupe Volkswagen (VW, Audi et Porsche) sont condamnés pour entente illicite. A l’exception de Daimler (non sanctionné pour avoir révélé l’existence du cartel), les constructeurs sont condamnés à 875 millions d’euros d’amende.
Au-delà de la sanction financière, c’est l’image d’un secteur qui est fortement endommagée sur une question ultra-sensible : des véhicules plus propres, moins polluants.
Respecter la loi n’est pas suffisant
Pour la Commission, les constructeurs automobiles se sont régulièrement rencontrés dans le cadre de réunions techniques pour discuter du développement de la technologie de réduction catalytique sélective (SCR), qui élimine les émissions nocives d’oxyde d’azote (NOx) des gaz d’échappement des voitures à moteur diesel par l’injection d’urée (également appelée «AdBlue»).
Au cours de ces réunions, et pendant plus de cinq ans, les constructeurs automobiles se sont concertés pour éviter de se faire concurrence en allant au-delà de ce qui était exigé par la législation en matière d’épuration des gaz d’échappement, bien que la technologie nécessaire ait été disponible.
Le reproche ne tient donc pas dans le non-respect de la réglementation applicable en matière d’émission. C’est tout autre chose qui est au cœur de la condamnation : la commission estime que la technologie dont disposaient les constructeurs leur auraient permis de faire mieux que la réglementation applicable dans des conditions normales de concurrence. Cela aurait évidemment eu un impact sur le marché car l’acheteur de voiture est devenu très sensible à la question des émissions polluantes. Au lieu de faire le maximum pour créer des voitures plus propres, comme ils avaient technologiquement la possibilité de le faire, les constructeurs se seraient entendus pour réduire leurs ambitions et simplement s’aligner sur la réglementation applicable.
Pour la Commission, cela aboutit à une « restriction de la concurrence entre fabricants sur des caractéristiques du produit qui sont importantes pour les consommateurs. »
Dans sa communication, Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission chargée de la politique de la concurrence, explique très justement que : « La décision prise aujourd’hui concerne donc la façon dont une coopération technique légitime a mal tourné. »
Pour elle, les cinq constructeurs automobiles Daimler, BMW, Volkswagen, Audi et Porsche possédaient la technologie nécessaire pour réduire les émissions nocives au-delà de ce qui était légalement exigé par les normes d’émission de l’UE. Mais ils ont évité de se faire concurrence en n’utilisant pas tout le potentiel de cette technologie pour aller plus loin que le niveau d’épuration légalement prescrit. Et l’entente entre entreprises est pour nous intolérable.
Alors que la communication des griefs en avril 2019 couvrait non seulement la technologie SRC mais aussi les filtres à particules Otto, la condamnation se limite à la technologie SRC car la Commission estime ne pas avoir de preuves suffisantes concernant les filtres à particules.
Le cartel technologique : une première
Juridiquement, c’est l’article 101, 1, b) qui sert d’assise : « Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur et notamment ceux qui consistent à : (…) b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements. »
En l’occurrence, c’est une pratique concertée qui est reprochée, c’est-à-dire « une forme de coordination entre entreprises qui, sans avoir été poussée jusqu’à la réalisation d’une convention proprement dite, substitue sciemment une coopération pratique entre elles au risque de la concurrence » (Arrêt dit Matières colorantes, C.J.U.E., 14 juillet 1972, aff. C-48/69, Imperial Chemical Industries Ltd). Ce qui importe, c’est que les parties aient consciemment, par des prises de contact, directes ou indirectes, limité leur autonomie, par exemple à la suite du dévoilement par un concurrent de sa stratégie (C.J.U.E., 16 décembre 1975, aff. 40 à 48, 50, 54 à 56, 11, 113 et 114/73, aff. dites Suiker Unie). Lorsqu’une entreprise dispose d’une certaine superficie sur un marché donné, elle doit faire attention à ne pas participer, même passivement, à une entente interdite. La participation, même passive, par exemple à des discussions qui portent sur la possibilité d’un comportement anticoncurrentiel, peut faire présumer l’existence d’une pratique concertée. Il incombera alors à l’entreprise d’établir qu’elle s’est, dans les faits, distancée de la position prise par les autres. C’est ce qu’a, encore récemment, rappelé le Tribunal de première instance dans l’arrêt Westfalen Gassen Nederland (T.P.I.C.E., 5 décembre 2006, T-303/02, R.J.D.A., 4/2007, no 406 ; aussi C.J.U.E., 25 janvier 2007, Sumitomo Metal Industries c. Commission, C-403/04 P et C-405/04 P). A fortiori, des réunions périodiques ou des contacts réguliers au cours desquels les producteurs discutent de leurs politiques de prix ou de distribution constituent des présomptions fortes, certes réfragables, de l’existence d’une « pratique concertée » (voy. les affaire dites Polypropylène, ayant notamment donné lieu à T.P.I.C.E., 24 octobre 1991, T-1 à 3/86).
La pratique est pour la Commission une infraction par objet. Les accords ayant pour objet de restreindre la concurrence sont ceux qui, par nature, sont susceptibles d’avoir des effets anticoncurrentiels. Dans ce cas, ni les concurrents ni l’autorité n’ont à se poser la question des effets réels ou potentiels sur la concurrence. Même si l’accord rate son objectif et n’arrive pas à fausser la concurrence, il est condamnable en tant que tel si son objet était de la fausser. À la limite, même si la volonté des parties n’était pas de fausser la concurrence, l’entente illicite peut exister en raison de l’objet de l’accord (C.J.U.E., 6 octobre 2009, GSK c. Commission, §58).
La R&D en danger ?
C’est la première fois que la Commission conclut que la collusion sur le développement technique constitue une entente.
Compte tenu de cette nouveauté, la Commission annonce avoir « communiqué aux parties des explications concernant les aspects de leur coopération relative au système SRC qui ne soulèvent pas de problèmes de concurrence, tels que la normalisation du goulot de remplissage d’AdBlue, la discussion des normes de qualité pour l’AdBlue ou le développement conjoint d’une plateforme logicielle sur le dosage de l’AdBlue. »
Cet aspect du dossier ne doit pas être négligé.
Il est extrêmement courant que des concurrents se rencontrent dans le cadre de forums techniques propres à leur secteur d’activité.
Le phénomène est intimement lié à la R&D, et à la normalisation à laquelle tout le monde a intérêt.
Exemple : si chaque constructeur développe de son côté sa propre prise électrique pour ses véhicules, on va vite se trouver confronté à un problème majeur de bornes de recharge. Il est donc essentiel que les fabricants se concertent, s’échangent des informations et tentent d’accorder leur violon. On voit la même chose dans le secteur des télécommunications, ou des informations très importantes relatives à la sécurité sont échangées dans le but d’assurer l’intégrité des communications mondiales.
Toutes ces discussions techniques sont des exemples de cette « coopération technique légitime » à laquelle la commissaire en charge du marché fait allusion dans sa communication. Toute la question demain sera de savoir à partir de quand cette coopération technique légitime « tourne mal » pour reprendre les termes de la commissaire.
Plus d’infos ?
- Lignes directrices pour le calcul des amendes dans les affaires antitrust
- Communication des griefs (2019)
- Registre public des affaires de concurrence (voir affaire AT.40178)
- DG Concurrence
- Site d’informations sur les ententes