Quel tribunal pour apprécier la liberté d’expression dans le cyberespace ? L’audace (payante ?) de la jurisprudence australienne
Publié le 19/01/2003 par NICOLAS ROLAND
Le Soir et De Standaard, deux grands quotidiens belges accessibles on-line sur le Net, assignés devant la justice australienne ? L’hypothèse paraît invraisemblable, voire fantaisiste, et pourtant ! Qu’ils craignent le courroux de ce lointain pays…ou d’un autre ! De fait, la juridiction suprême nationale a rendu le 10 décembre 2002 un arrêt d’une grande…
Le Soir et De Standaard, deux grands quotidiens belges accessibles on-line sur le Net, assignés devant la justice australienne ? L’hypothèse paraît invraisemblable, voire fantaisiste, et pourtant ! Qu’ils craignent le courroux de ce lointain pays…ou d’un autre !
De fait, la juridiction suprême nationale a rendu le 10 décembre 2002 un arrêt d’une grande importance, dont les conséquences peuvent littéralement « faire jurisprudence mondiale », certainement vis-à-vis de la liberté d’expression qui est habituellement reconnue et si souvent vantée dans le chef des fournisseurs d’informations sur Internet (X, « Droits d’auteur : décision australienne importante », l’Echo, 12 décembre 2002,, p. 23 ; X, « Gutnick vs. Dow Jones: Amerikaanse website in Australië aangeklaagd wegens smaad”, 11 décembre 2002, http://www.recht.nl; P. WALDMEIR, « Borders return to the Internet », 15 décembre 2002, Site Internet du Financial Times; X, “Internetuitgevers vrezen gevolgen uitspraak Australisch hof”, http://www.volkskrant.nl/media; CR Netzer-Joly, « Une première judiciaire en matière de diffamation sur Internet: la détermination du lieu de publication », 11 décembre 2002, http://www.njuris.com et K. WEATHERALL, « Dow Jones loses appeal against Gutnick’s defamation suit », 10 décembre 2002, http://zem.squidly.org/weblog/article/2544.)
Les circonstances de l’affaire sont les suivantes. Un magnat local du secteur minier, Joseph Gutnick, s’était plaint de la parution en octobre 2000 dans la version électronique du Barron’s magazine, par l’intermédiaire de l’agence de presse américaine Dow Jones, d’un article intitulé « Unholy Gains » relatif à ses impôts. L’homme jugeait son contenu diffamatoire. Par conséquent, il avait alors introduit une action judiciaire en Australie, où il vit, plutôt qu’aux Etats-Unis, où se situe le siège de l’agence Dow Jones. Au terme d’une longue querelle de procédure, la Cour Suprême d’Australie vient de lui donner raison en rejetant l’appel interjeté par l’agence de presse contre un précédent jugement qui abondait déjà en ce sens. Incidemment, il nous faut préciser que si le dossier avait été examiné aux Etats-Unis, Dow Jones aurait pu invoquer le premier amendement de la constitution américaine sur la liberté d’expression, plus favorable aux fournisseurs d’informations. C’est une protection qui n’existe pas en Australie où les lois sur la diffamation sont plus sévères.
En substance, la Haute Cour a considéré que les responsables de la publication d’informations jugées diffamatoires relevaient des tribunaux du pays où ces informations sont lues « appeared on subscriber’s screen », et non du pays d’où elles sont diffusées, « published ». Du reste, la juridiction australienne motive sa décision comme suit : « If it were accepted, publishers would be free to manipulate the uploading and location of data so as the insulate themselves from liability in Australia, or elsewhere : for example, by using a web server in a « defamation free jurisdiction » or, one in which the defamation laws are tilted decidedly towards defendants. (…)”. (High Court of Australia, Dow Jones & Company Inc v Gutnick [2002] HCA 56 (10 December 2002).
Pourtant, l’arrête doit en réalité se comprendre comme suit : une plainte en diffamation doit être examinée par les instances siégeant au lieu où la personne lésée vit et seulement si cette personne avait une réputation à faire respecter là l’article a été publié. En outre, la partie adverse doit posséder des biens en ce pays (« only in the place where the plaintiff had a reputation to protect and the defendant had an asset to seize »). Ainsi, cette nuance empêcherait les éventuelles personnes lésées d’entamer un “frenzy jurisdiction-shopping” (Littéralement, un « shopping judiciaire frénétique » ; Comp. en ce sens Alexandre Cruquenaire qui relève l’argumentation d’André Lucas suggérant « un renvoi à la loi du pays où le titulaire du droit lésé a son domicile, à la condition que l’émetteur ait pu raisonnablement prévoir la survenance du dommage dans le pays de réception », A. CRUQUENAIRE, « La loi applicable au droit d’auteur : état de la question et perspectives », http://www.fundp.ac.be, p. 18. Nous pouvons utilement renvoyer à A. LUCAS, Aspects de droit international privé de la protection d’œuvres et d’objets de droits connexes transmis par les réseaux numériques mondiaux, Exposé à l’OMPI, 16-18 décembre 1998, n° 87 et 88, disponible sur le site http://www.wipo.org).
Un autre élément, susceptible selon la Cour de refréner un possible pis-aller en la matière, consiste en ce qu’en tout lieu, les poursuites pour diffamation coûtent chères et que peu de personnes peuvent financièrement se permettre d’assigner en justice.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que les juridictions américaines ont récemment pris le pli opposé à la justice australienne dans une affaire analogue (Hartford Courant), dans laquelle un gardien de prison en Virginie estimait que deux quotidiens du Connecticut avaient atteint à sa réputation. La Cour d’appel (la Fourth Circuit Court of appeals, mais non la Cour suprême américaine) estima que la personne prétendument lésée ne pouvait les poursuivre en Virginie, même si sa réputation avait souffert, car les articles « did not manifest an intent to aim their websites or the posted articles at a Virginia audience ». Manifestement, consulter un article depuis l’endroit où la réputation d’une personne a été mise en cause n’est pas jugé suffisant pour emporter la compétence des juridictions locales (X, « A juridictional tangle », 10 décembre 2002, www.economist.com/agenda.)
D’autres problèmes similaires sont en cours d’instance (la cause célèbre ElcomSoft relative la criminalité informatique et le successeur de Napster, Kazaa (Développé aux Pays-Bas et hébergé sur des serveurs installés au Danemark par les bons soins d’une société établie au Vanuatu et dirigée depuis l’Australie. Enfin, les codes source ont été déposés en Estonie), quant à l’échange en ligne « peer-to-peer » (P2P, ou A la différence de Napster qui disposait d’une structure centralisée active, il s’agit ici d’un système qui gère les relations entre utilisateurs eux-mêmes, sans passer par un serveur central, voy. e.a. X., « Cyberéchange en péril », Dossier d’actualité de la Libre Belgique, 17 septembre 2002, p. III.) de fichiers audio et vidéo, ainsi que l’affaire Yahoo actuellement pendante devant la Cour d’appel de Californie quant à l’accès depuis la France à des sites nazis via le site américain de Yahoo). Toutes ces affaires se rapportent, directement ou non, à l’exercice de souveraineté des différentes juridictions saisies (Nous renvoyons le lecteur plus intéressé aux diverses références précitées ainsi qu’à celles qui suivent: P. VAN DEN BULCK, « «L’Internet : un lieu de droit virtuel ? », Trends-Tendances, 24 septembre 1998, pp. 74 à 76 et « Intermédiaires : éclaircies en Europe », Trends-Tendances, 27 janvier 2000, pp. 59 à 60, ainsi que P. SAERENS, « Internet : soluble dans le droit international ? », Trends-Tendances, 7 septembre 2000, pp. 84 à 86.)
Plus d’infos
En lisant l’arrêt commenté, en ligne sur notre site.