Proposition de réglement « loi applicale aux obligations non-contractuelles » (Rome II) : adaptée aux NTIC ?
Publié le 10/10/2003 par Thibault Verbiest, Bertrand Vandevelde
La question de la compétence internationale des tribunaux est réglée par le règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, qui s’applique tant aux obligations contractuelles que non-contractuelles. Concernant la loi applicable, les règles relatives aux contrats ont été harmonisées par la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations…
La question de la compétence internationale des tribunaux est réglée par le règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, qui s’applique tant aux obligations contractuelles que non-contractuelles. Concernant la loi applicable, les règles relatives aux contrats ont été harmonisées par la Convention de Rome de 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles. Il manquait donc un instrument communautaire pour déterminer la loi applicable aux obligations extra-contractuelles.
Après une longue procédure de consultation, la Commission européenne a finalement rendu public le 22 juillet 2003 une proposition de règlement qui vise à harmoniser les règles concernant la loi applicable aux obligations non-contractuelles(«Rome II »).
Ce texte aura bien entendu vocation à s’appliquer fréquemment aux litiges survenant sur l’internet. En effet, par nature, l’internet abolit les frontières et met fréquemment en scène des parties situées aux quatre coins du monde. Ainsi, un internaute européen peut être victime de propos diffamatoires propagés depuis un serveur américain, des thèses révisionnistes diffusées depuis un site étranger peuvent soulever l’ire d’associations anti-racistes, des actes de concurrence déloyale ou de contrefaçon sont susceptibles d’être commis depuis un site situé sur un autre territoire…
L’article 3 dispose :
« 1. La loi applicable à l’obligation non contractuelle est celle du pays où le dommage survient ou menace de survenir, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quel que soit le ou les pays dans le(s)quel(s) des conséquences indirectes du dommage surviennent. »
Le critère du « lieu où le fait dommageable s’est produit » (lex loci delicti commissi) est bien connu du droit international privé puisqu’il est consacré de longue date en matière de compétence juridictionnelle (article 5 de la Convention, puis du Règlement de Bruxelles). Toutefois, selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communauté européennes, la lex loci delicti commissi vise à la fois le lieu de l’événement causal et le lieu où le dommage est survenu.
Certains Etats membres ont étendu cette interprétation à la détermination de la loi applicable (la France par exemple, mais pas la Belgique dont la Cour de cassation ne retient que le lieu de l’événement causal).
Afin de rompre avec cette jurisprudence, et dans un souci de prévisibilité juridique, la proposition de règlement entend mettre fin à l’option accordée à la victime – dans certains Etats membres- de choisir la loi qui lui est la plus favorable.
Ainsi, dans la majorité des cas, la loi du « lieu où le dommage direct est survenu » correspondra à celle du pays de la résidence de la victime. Les termes « risque de survenir » indiquent que le règlement proposé, à l’instar de l’article 5, paragraphe 3, du règlement de Bruxelles, couvre également les actions préventives comme, par exemple, les actions en cessation.
La proposition prévoit deux exceptions :
« 2. Toutefois, lorsque la personne dont la responsabilité est invoquée et la personne lésée ont leur résidence habituelle dans le même pays au moment de la survenance du dommage, l’obligation non contractuelle est régie par la loi de ce pays.
3. Nonobstant les paragraphes 1 et 2, s’il résulte de l’ensemble des circonstances que l’obligation non contractuelle présente des liens manifestement plus étroits avec un autre pays, la loi de cet autre pays s’applique. Un lien manifestement plus étroit avec un autre pays peut se fonder notamment sur une relation préexistante entre les parties, telle qu’un contrat présentant un lien étroit avec l’obligation non contractuelle en question. »
L’on sait que le critère de compétence de l’article 5 du Règlement de Bruxelles, tel qu’interprété par la Cour de justice des Communautés européennes, aboutit à une universalisation de la compétence des tribunaux dès lors que l’acte litigieux a été commis sur le réseau.
Les jurisprudences nationales ont déjà eu l’occasion de le confirmer dans plusieurs affaires, dont la fameuse affaire Yahoo !
L’exception « des liens manifestement plus étroits avec un autre pays » permettrait-elle d’échapper à cette tentation universaliste ? Rien n’est moins sûr. En effet, le recours à ce critère accessoire se veut explicitement « exceptionnel », comme l’indique le terme «manifestement ».
A notre sens, il eût été indiqué de suivre l’exemple de l’avant-projet de Convention internationale sur la compétence juridictionnelle de la Confèrence de La Haye, dont l’article 10 reprend, dans son principe, le critère du lieu du fait dommageable tel qu’il a été interprété par la Cour de Justice, mais en introduisant une limitation importante : le tribunal du lieu de survenance du dommage ne sera pas compétent si le défendeur établit que « la personne dont la responsabilité est invoquée ne pouvait raisonnablement prévoir que l’acte ou l’omission était susceptible de produire un dommage de même nature dans cet État ».
Transposée aux activités de l’internet, cette limitation pourrait être invoquée pour prévenir certains excès de compétence.
Ainsi, il pourrait être défendu qu’un site américain ne pouvait raisonnablement prévoir qu’une activité licite dans son pays et conçue essentiellement pour le public américain violerait une loi française et causerait un préjudice à un résident français.
Il en irait bien entendu autrement si le site litigieux a été délocalisé dans un pays où l’activité est licite ou a été configuré de manière à donner l’impression que le site cible un autre public dans le seul but d’échapper à la loi dont la violation fonde l’action en réparation de la victime. Dans ce cas, la fraude à la loi pourra être invoquée.
Une réserve devrait également être retenue dans l’hypothèse où l’activité licite dans le pays d’origine cible une ou plusieurs personnes déterminées et leur cause fautivement un dommage selon le droit du pays de destination. Dans ce cas, l’activité étant spécifiquement dirigée, le responsable pouvait raisonnablement prévoir la survenance d’un dommage. Nous verrons que la proposition de règlement retient cette hypothèse en matière d’actes de concurrence déloyale.
L’article 5 prévoit un rattachement autonome pour les actions en réparation d’un dommage résultant d’un acte de concurrence déloyale :
« 1. La loi applicable à l’obligation non contractuelle résultant d’un acte de concurrence déloyale est celle du pays sur le territoire duquel les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sont affectés ou risquent d’être affectés de façon directe et substantielle.
2. Lorsqu’un acte de concurrence déloyale affecte exclusivement les intérêts d’un concurrent déterminé, l’article 3, paragraphes 2 et 3, est applicable. »
Le marché « affecté » est le marché sur lequel les concurrents agissent pour gagner la faveur des clients. En ce qui concerne l’appréciation des effets sur ce marché, seuls les effets directs et substantiels d’un acte de concurrence déloyale sont pris en considération.
Ceci importe notamment dans les situations internationales (comme sur l’internet) dans la mesure où le comportement anticoncurrentiel entraîne le plus souvent des effets sur plusieurs marchés et mènerait à une application distributive des lois en présence.
L’article 6, paragraphe 1, du règlement proposé précise que la loi applicable aux atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité est déterminée selon les règles de l’article 3 qui conduisent à l’application de la loi du lieu du dommage direct – à moins que les parties ne résident dans le même Etat ou que le litige présente des liens plus étroits avec un autre pays.
Dans son arrêt Fiona Shevill, la Cour de Justice a déjà eu l’occasion de se prononcer sur la concrétisation du lieu du dommage en cas de diffamation par voie de presse en retenant « l’Etat dans lequel la publication a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à sa réputation« . C’est en effet au lieu de diffusion d’une publication que celle-ci est portée à la connaissance des tiers et que la réputation d’une personne risque d’être atteinte.
Inutile de préciser que ce critère de compétence justifie l’applicabilité de la loi du for au seul motif de la réception de l’information litigieuse via l’internet, sauf à établir que le litige présente des liens manifestement plus étroits avec un autre pays…
Toutefois, la Commission a également été sensible à l’inquiétude exprimée tant par les organes de presse que par certains Etats membres quant à l’hypothèse dans laquelle un tribunal d’un Etat membre A pourrait se voir obligé de condamner un éditeur également ressortissant de l’Etat A en application de la loi de l’Etat membre B, voir de celle d’un Etat tiers, alors même que la publication litigieuse serait parfaitement conforme aux normes en vigueur de l’Etat A.
Il a en effet été souligné que l’application de la loi B pourrait alors constituer une violation des règles constitutionnelles de l’Etat A en matière de liberté de la presse.
Pour tenir compte du caractère sensible de cette matière dans laquelle les règles constitutionnelles des Etats membres présentent encore des différences non négligeables, la Commission a jugé adéquat de rappeler expressément à l’article 6, paragraphe 1, que la loi désignée par l’article 3 doit être écartée au profit de la lex fori lorsqu’elle se révèle incompatible avec les principes fondamentaux du for en matière de liberté de la presse :
« 1. La loi applicable à l’obligation non contractuelle résultant d’une atteinte à la vie privée ou aux droits de la personnalité est celle du for lorsque l’application de la loi désignée par l’article 3 serait contraire aux principes fondamentaux du for en matière de liberté d’expression et d’information. »
Par ailleurs, la proposition introduit un critère de rattachement propre au droit de réponse :
« 2. La loi applicable au droit de réponse ou aux mesures équivalentes est celle du pays où l’organisme de radiodiffusion ou l’éditeur de journaux a sa résidence habituelle. »
Il est regrettable que les termes utilisés fassent expressément référence à la presse audiovisuelle et écrite, ce qui pourrait inciter les juges à exclure la presse multimédia…
L’article 8 introduit des règles spéciales pour les obligations non contractuelles résultant d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle, notion qui couvre également les droits de propriété industrielle :
« 1. La loi applicable à l’obligation non contractuelle résultant d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle est celle du pays pour lequel la protection est revendiquée. »
La proposition de règlement ne pouvait que confirmer un principe universellement reconnu qui est celui de la lex loci protectionis, c’est-à-dire l’application de la loi du pays pour lequel la protection est revendiquée (principe consacré par la Convention de Berne de 1886 en matière de propriété littéraire et artistique ainsi que par la Convention de Paris de 1883 sur la propriété industrielle).
Moralité en cas de litiges survenant sur le réseau : le juge du for pourra toujours se déclarer compétent en vertu de l’article 5 du règlement de Bruxelles, et pourra appliquer sa propre lois…
Cette compétence « automatique » n’est pas sans poser de graves problèmes sur l’internet, comme l’illustrent certaines affaires de marques, dans lesquelles un demandeur établi dans un Etat A et un défendeur dans un Etat B sont tous deux titulaires de marques identiques valables dans leur propre pays (principe de l’effet territorial du dépôt de la marque). Mais le demandeur exige la cessation de l’usage de la marque du défendeur au seul motif qu’étant « visible » sur l’internet, elle constitue une contrefaçon de sa marque sur le territoire de l’Etat.
Par ailleurs, le paragraphe 2 de l’article 8 vise les atteintes aux droits unitaires d’origine communautaire, tels que la marque communautaire, les dessins et modèles communautaires ou le brevet communautaire.
La lex loci protectionis étant alors la Communauté dans son ensemble, les obligations non contractuelles visées par la proposition de règlement sont directement régies par le droit communautaire qui présente un caractère unitaire.
En cas d’atteinte, et lorsque, pour une question précise, le texte communautaire pertinent ne contient ni de règle matérielle ni de règle de conflit de lois spéciale, l’article 8, paragraphe 2, du règlement proposé contient une règle subsidiaire selon laquelle la loi applicable est celle de l’Etat membre dans lequel il a été porté atteinte au droit de propriété intellectuelle d’origine communautaire :
« 2. En cas d’obligation non contractuelle résultant d’une atteinte à un droit de propriété industrielle communautaire à caractère unitaire, le règlement communautaire pertinent est applicable. Pour toute question qui n’est pas régie par ce règlement, la loi applicable est celle de l’Etat membre dans lequel il a été porté atteinte à ce droit. »
L’article 23.1 vise les mécanismes traditionnels de droit international privé qui peuvent résulter des traités ou du droit dérivé (règles spéciales de conflit de lois dans des matières particulières, lois de police d’origine communautaire, et exception d’ordre public communautaire) :
« 1. Le présent règlement n’affecte pas l’application des dispositions contenues dans les traités fondant les Communautés européennes ou dans les actes émanant des institutions des Communautés européennes et qui :
- dans des matières particulières, règlent les conflits de lois en matière d’obligations non contractuelles, ou
- édictent des règles qui s’appliquent quelle que soit la loi nationale régissant, en vertu du présent règlement, l’obligation non contractuelle en question, ou
- s’opposent à l’application d’une disposition ou des dispositions de la loi du for ou de la loi désignée par le présent règlement. »
Le paragraphe 2 est plus pertinent pour notre propos puisqu’il vise des principes propres au marché intérieur relatifs à la libre circulation des biens et services, communément désignés par les expressions « principe de reconnaissance mutuelle » et « principe du contrôle par le pays d’origine » :
« 2. Le présent règlement n’affecte pas les instruments communautaires qui, dans des matières particulières, et dans le domaine coordonné par lesdits instruments, assujettissent la fourniture de services ou de biens au respect des dispositions nationales applicables sur le territoire de l’État membre où le prestataire est établi et qui, dans le domaine coordonné, ne permettent de restreindre la libre circulation des services ou des biens provenant d’un autre État membre que, le cas échéant, sous certaines conditions. »
Sera notamment visée la directive sur le commerce électronique qui soumet les prestataires de services de la société de l’information, tels que des opérateurs de sites web, à la législation de l’Etat membre où ils sont établis (sous réserve de l’application des législations protectrices des consommateurs résidents d’un autre Etat membre).
Plus d’infos
Notre chronique Responsabilités sur Internet : loi applicable et juridiction compétente
– L’ouvrage paru chez Litec : La protection juridique du cyber-consommateur.