Gare au fabricant qui impose un prix final de vente !
Publié le 20/11/2017 par Camille Bourguignon, Etienne Wery
Imposer un prix de vente à l’acheteur final est une tentation très forte. C’est le rêve de nombreux fabricants : contrôler la chaîne, de la production à la vente. C’est tentant, mais c’est le plus souvent illégal. Même dans le cadre des réseaux sélectifs, la pratique est dangereuse et expose le fabricant à des amendes très lourdes.
L’Autorité belge de la concurrence a imposé une lourde amende à un fabriquant qui avait tenté d’imposer à ses distributeurs un prix uniforme de vente au public. Le montant de l’amende (5.489.000 euros) a de quoi faire frissonner les fabricants qui oublieraient les principes fondamentaux du droit de la concurrence.
Les faits
En l’espèce, le fabricant concerné était Algist Bruggeman nv et sa société mère Lesaffre et Compagnie SA, producteurs de levure de boulanger. Au cœur du sujet donc : l’ingrédient de base du pain, la levure. Eloigné des nouvelles technologies, certes, mais on verra ci-dessous que les principes sont similaires.
Ce qui a été analysé par l’Autorité : le mode de distribution en Belgique, du producteur Algist Bruggeman au boulanger en passant – et c’est le maillon ici important – par les intermédiaires distributeurs. Ces derniers achètent la précieuse levure auprès du producteur pour la redistribuer en aval aux boulangers. Par définition, comme le rappelle l’Autorité de la concurrence dans son communiqué de presse, ces distributeurs sont libres de fixer leurs prix auprès des boulangers.
Il n’en allait toutefois visiblement pas ainsi dans le cas présent. Ainsi, de janvier 2008 à juin 2013, soit pendant 5 ans et demi, période étudiée par l’Autorité, le fabriquant fixait le prix de revente de la levure vendue par les distributeurs aux clients finaux (les boulangeries). Ce prix était imposé aux distributeurs qui ne pouvaient pas y déroger, sauf accord d’Algist Bruggeman.
Le prix imposé est un jeu dangereux
Pour l’Autorité de la concurrence, une telle pratique entraînait une élimination de la concurrence sur les prix entre les différents distributeurs. Ces derniers, ne pouvant baisser leurs prix, se trouvaient dans l’incapacité de mener entre eux une concurrence par les prix. En pratique, cela signifie in fine du pain probablement vendu plus cher au consommateur.
La problématique de la fixation des prix par les fabricants dans les réseaux de distribution n’est évidemment pas nouvelle. Pourtant, on le sait, le prix est une corde très sensible de la concurrence. Il doit en principe résulter du jeu de la concurrence ; dès l’instant où ce prix est maintenu artificiellement à un niveau supérieur en raison d’un accord, on entre dans le domaine de l’entente illicite.
Ce qui étonne toutefois, c’est la persistance de ce type de pratiques.
Les textes européens sont pourtant clairs sur le sujet.
En Belgique Le Livre IV du code de droit économique (article IV.1) pose l’interdiction de l’entente entre entreprises et prévoie que « sont interdits, (…) tous accords entre entreprises, (…) qui consistent à : 1° fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente (…) ». On sait que cette disposition reprend, à l’échelle nationale, le principe énoncé à l’article 101 du traité de fonctionnement de l’Union européenne. La France dispose de textes similaires.
Le prix imposé au sein des réseaux de distribution
Parce qu’ils sont in fine porteurs de bénéfices notamment pour le consommateur, les réseaux de distribution font l’objet d’un traitement de faveur.
Couverts par le Règlement européen dit d’exemption par catégorie 330/2010, ils sont présumés, dans certaines circonstances, licites et ne tombent pas sous l’interdiction des ententes. Il reste que le fournisseur ne peut pas faire n’importe quoi non plus. Le cadre dans lesquels ces réseaux s’insèrent étant toujours celui de la concurrence, il y a certaines limites à ne pas dépasser.
Parmi ces limites : ici encore, la classique fixation des prix de revente. Une telle pratique est aussi interdite dans les réseaux de distribution. Aux termes du Règlement 330/2010, l’exemption, en effet, ne s’appliquera pas aux accords de distribution qui, « ont pour objet de restreindre la capacité de l’acheteur de déterminer son prix de vente (…) ».
Le principe posé dans les textes est clair : la fixation des prix de revente des distributeurs constitue une infraction au droit de la concurrence, même au sein des réseaux de distribution. Ce qu’apporte la décision de l’Autorité belge de concurrence est la certitude que désormais une telle infraction peut coûter très cher.
Une pratique courante sur Internet ?
Ce qui précède n’est pas sans rappeler l’étude que la Commission européenne a consacrée entre 2015 et 2017 au commerce électronique.
Ce rapport est le fruit d’un très long travail. La Commission a lancé l’enquête sectorielle sur le commerce électronique en mai 2015. Au cours de l’enquête, elle a recueilli des données fournies par près de 1.900 entreprises opérant dans le secteur du commerce électronique des biens de consommation et des contenus numériques et a analysé environ 8.000 contrats de distribution et de licence.
Le rapport final publié en avril 2017 souligne les évolutions du marché suivantes :
- « Une proportion importante de fabricants ont décidé, au cours des dix dernières années et face à la croissance du commerce électronique, de vendre leurs produits directement aux consommateurs par l’intermédiaire de points de vente de détail en ligne, entrant ainsi de plus en plus en concurrence avec leurs propres distributeurs indépendants.
- Un recours accru aux systèmes de « distribution sélective », en vertu desquels les fabricants fixent les critères que les détaillants doivent respecter pour faire partie du réseau de distribution et toute vente à des détaillants non agréés est interdite. Les fabricants reconnaissent explicitement qu’ils recourent à la distribution sélective en réaction à la croissance du commerce électronique, car ils peuvent ainsi mieux contrôler les réseaux de distribution, en particulier pour ce qui est de la qualité de la distribution, mais aussi du prix (nous mettons en gras). Les résultats de l’enquête sectorielle sur le commerce électronique montrent une forte augmentation tant du nombre d’accords de distribution sélective que du recours à des critères de sélection ces dix dernières années.
- Un recours accru à des restrictions verticales permettant un contrôle renforcé de la distribution des produits. Selon la stratégie et le modèle commerciaux, les restrictions peuvent prendre diverses formes: restrictions tarifaires, interdictions de vente sur des places de marché (plateformes), restrictions à l’utilisation d’outils de comparaison des prix et exclusion des acteurs présents exclusivement en ligne des réseaux de distribution. »
La décision de l’autorité belge de la concurrence le rappelle : la frontière entre les pratiques acceptées au sein des réseaux de distribution d’une part, et le prix imposé d’autre part, est aussi fine qu’un papier de cigarette. Dès l’instant où le fabricant franchit cette ligne rouge et passe « du côté obscur de la force », il s’expose à des sanctions très lourdes.