Pour le TGI de Paris, les délits de presse sur l’internet sont imprescriptibles
Publié le 26/12/2000 par Etienne Wery
Dans une lettre d’information, l’Association Réseau Voltaire pour la liberté d’expression accuse une personne d’être un membre très violent du Front National. La lettre d’information, diffusée aux membres, est ensuite stockée sur le site web de l’association dans une sorte de bibliothèque virtuelle où elle est accessible à tout un chacun. La personne visée par…
Dans une lettre d’information, l’Association Réseau Voltaire pour la liberté d’expression accuse une personne d’être un membre très violent du Front National. La lettre d’information, diffusée aux membres, est ensuite stockée sur le site web de l’association dans une sorte de bibliothèque virtuelle où elle est accessible à tout un chacun.
La personne visée par cette accusation s’estimé diffamée et lance une action en diffamation. La citation est lancée après le délai légal théorique de 3 mois et est donc théoriquement prescrite. Ralliant la jurisprudence Coste, le tribunal estime toutefois que la publication sur l’internet est un acte continu … en quelque sorte imprescriptible tant que l’article incriminé est disponible en ligne.
Quelques rappels de base
L’article 65 de la loi française du 29 juillet 1881 stipule que l’action publique en matière de presse s’éteint après 3 mois. Passé ce délai, l’action est donc prescrite. Le fait litigieux n’en devient pas licite ou illicite pour autant, mais l’action publique est éteinte.
Pourquoi avoir instauré une prescription et pourquoi l’avoir autant raccourcie en matière de presse ?
La prescription protège un intérêt supérieur : la sécurité juridique. Le législateur a estimé – et tel est le cas pour quasiment tous les infractions crimes et délits – qu’après un certain temps, le risque d’action publique fait plus de tort que de bien. Il a donc fixé un délai au-delà duquel elle ne peut plus être intentée.
La durée de la prescription, et son point de départ, varient pour chaque type d’infraction. Par exemple, en matière d’abus sexuel sur enfant mineur, certains pays ont adopté une prescription de 10 ans qui commence à courir au jour de la majorité de l’enfant abusé. Pour des infractions moins graves, elle est d’un an à dater de l’acte litigieux (certaines infractions au code de la route par exemple).
Pour la presse la loi française a donc prévu un délai de prescription de 3 mois à dater de l’acte litigieux, parce qu’un délai si court est apparu comme un garant essentiel de la liberté de la presse.
Applications au cas d’espèce et à l’internet
Pour la presse le délai est donc de 3 mois à dater de l’acte litigieux.
Reste à appliquer cela concrètement. En général ce n’est pas difficile : la publication est un acte instantané (dans telle édition de tel journal) est le délai est simple à calculer.
Pour l’internet, une jurisprudence initiée par la célèbre affaire Coste, et confirmée par la présente affaire, estime que la publication est continue : il y a en quelque sorte une publication permanente puisque l’article est par définition toujours accessible en ligne.
Les attendus du tribunal sont très clairs :
En matière de presse écrite, tout délit résultant d’une publication est réputé commis le jour où l’écrit est porté à la connaissance du public, et mis à sa disposition, car c’est par cette publication que se consomme l’infraction pouvant résulter d’un tel écrit ; et il importe peu que cette infraction, instantanée, produise des effets délictueux qui se prolongent dans le temps par la seule force des choses (l’offre d’un livre en librairie, le maintien d’un hebdomadaire ou d’un mensuel dans un kiosque ), dès lors que cette situation ne résulte pas d’une manifestation renouvelée de la volonté de son auteur.
Au contraire, les caractéristiques techniques spécifiques du mode de communication par le réseau INTERNET transforment l’acte de publication en une action inscrite dans la durée, qui résulte alors de la volonté réitérée de l’émetteur de placer un message sur un site, de l’y maintenir, de le modifier ou de l’en retirer, quand bon lui semble, et sans contraintes particulières ; par voie de conséquence, le délit que cette publication ininterrompue est susceptible de constituer revêt le caractère d’une infraction successive, que la doctrine définit comme celle qui se perpétue par un renouvellement constant de la volonté pénale de son auteur, et qu’elle assimile, au point de vue de son régime juridique, à l’infraction continue : le point de départ de la prescription se situe au jour où l’activité délictueuse a cessé.
A cet égard, et contrairement à ce que soutient la défense dans le cas d’espèce, il n’existe aucun argument de droit pertinent permettant de réserver un sort particulier à la pratique de « l’archivage électronique » ou de la « bibliothèque électronique », consistant à placer sur un site INTERNET un document déjà publié antérieurement sur un autre support, et à en permettre l’accès au public le plus large, d’une manière simple et permanente : outre le fait que l’insertion, sur un site INTERNET, d’un message ayant déjà fait l’objet, sur un autre support, d’une mise à disposition du public constitue, selon une jurisprudence établie en matière de presse, une édition nouvelle, ou une réimpression, qui fait courir un nouveau délai de prescription, cette pratique a pour objet et pour résultat d’autoriser une accessibilité immédiate et constante à des documents qui auraient sombré graduellement dans l’oubli, mais que ce progrès technique pérennise dans la mémoire des hommes.
On peut comprendre la raisonnement du juge, mais il demeure que celui-ci a pour conséquence inévitable que la presse en ligne est soumise à une prescription illimitée : dans 10 ans, un journaliste pourrait être poursuivi pour un article mis en ligne aujourd’hui …
On le voit, le débat est fondamental dans une société démocratique qui se plaît à se faire appeler « société de l’information » : la presse, véhicule premier de l’information, serait-elle le parent pauvre de cette nouvelle société … ?
Comme pour d’autres débats (on songe à la responsabilité des intermédiaires techniques par exemple), il faudra sans aucun doute une intervention législative au niveau européen. Il n’est donc pas étonnant que le sommet de Nice, tenu quelques jours seulement après la décision du TGI de Paris, ait pris en compte ce problème. Le communiqué de presse de l’Association Voltaire indique en effet que :
Réuni à Nice, le Conseil européen a dressé un bilan un programme e-Europe. À cette occasion, il a abordé la situation juridique particulière créée en France par le jugement rendu contre le Réseau Voltaire. Les Quinze se sont accordés sur l¹impossibilité de développer des contenus si les sites Internet sont assimilés à des » publications continues « . Ils ont constaté leurs divergences quant à la définition d¹une norme juridique commune. La future présidence suédoise pourrait présenter prochainement des propositions en ce domaine.
Par ailleurs, clôturant les travaux de la Rencontre européenne de la presse interactive (Morlaix, 08/12/00), le garde des Sceaux français, Marylise Lebranchu, a indiqué que le gouvernement espérait une évolution rapide de la jurisprudence et qu¹il ne légiférerait qu¹à défaut.
Plus d’infos
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En consultant le jugement commenté en ligne sur ce site dans la rubrique « Jurisprudence« .
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En consultant le jugement Coste en ligne sur ce site dans la rubrique « Jurisprudence ».
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En consultant le site de l’Association Réseau Voltaire.