Pour la Cour de Justice, la directive 95/46 sur les données personnelles est directement applicable
Publié le 20/10/2003 par Etienne Wery
La Cour de Justice à Luxembourg vient de rendre un important arrêt concernant la directive 95/46 sur le traitement des données à caractère personnel, et spécialement quant à l’effet direct de certaines dispositions. Elle l’a fait dans le cadre de questions préjudicielles soulevées dans le cadre de litiges opposant, d’une part, le Rechnungshof (Cour des…
La Cour de Justice à Luxembourg vient de rendre un important arrêt concernant la directive 95/46 sur le traitement des données à caractère personnel, et spécialement quant à l’effet direct de certaines dispositions. Elle l’a fait dans le cadre de questions préjudicielles soulevées dans le cadre de litiges opposant, d’une part, le Rechnungshof (Cour des comptes) à un grand nombre d’organismes relevant de son contrôle et, d’autre part, Mme N. et Mr. L. à leur employeur, l’Österreichischer Rundfunk (ci-après l’«ÖRF»), une station de radiodiffusion de droit public, à propos de l’obligation pour les entités publiques soumises au contrôle du Rechnungshof de communiquer à ce dernier les traitements et pensions dépassant un certain niveau, versés par elles à leurs salariés et aux pensionnés, ainsi que le nom des bénéficiaires, en vue de l’établissement d’un rapport annuel à transmettre au Nationalrat (Conseil national), au Bundesrat ainsi qu’aux Landtagen (parlements des Länder) et mis à la disposition du grand public (ci-après le «rapport»).
La première affaire soumise à la Cour (C-465/00 )
Des collectivités territoriales (un Land et deux communes), des entreprises publiques, dont certaines sont en concurrence avec d’autres entreprises nationales ou étrangères non soumises au contrôle du Rechnungshof, ainsi qu’un organisme professionnel représentatif légal (la Wirtschaftskammer Steiermark), n’ont pas communiqué les données relatives aux revenus des personnels concernés, ou les ont communiquées, à des degrés divers, de façon anonyme. Ils ont refusé l’accès aux documents pertinents ou l’ont soumis à des conditions que le Rechnungshof n’a pas acceptées. C’est pourquoi celui-ci a saisi le Verfassungsgerichtshof, en application de l’article 126, sous a), du BundesVerfassungsgesetz (loi constitutionnelle fédérale), qui attribue compétence à cette juridiction pour statuer sur les «divergences d’opinions concernant l’interprétation des dispositions légales qui régissent la compétence du Rechnungshof».
Le Rechnungshof déduit de l’article 8 du BezBegrBVG l’obligation de recenser dans le rapport le nom des personnes concernées en indiquant leurs revenus annuels. Les défendeurs sont d’un avis différent et ne s’estiment pas tenus de communiquer des données à caractère personnel relatives auxdits revenus, telles que les noms ou fonctions des personnes concernées, avec l’indication des traitements perçus par ces dernières. Ils s’appuient principalement sur la directive 95/46, sur l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), garantissant la protection de la vie privée, et sur l’argument selon lequel l’obligation de publicité crée un obstacle à la mobilité des travailleurs, contraire à l’article 39 CE.
Avant de se prononcer, le Verfassungsgerichtshof demande à la Cour de justice si l’article 8 du BezBegrBVG, tel qu’interprété par le Rechnungshof, est compatible avec le droit communautaire.
La seconde affaire soumise à la Cour (C-138/01 et C-139/01)
Mme N. et M. L., qui sont des salariés de l’ÖRF, entité soumise au contrôle du Rechnungshof, ont saisi les juridictions autrichiennes d’une demande en référé visant à empêcher l’ÖRF de réserver une suite favorable à la demande de communication de données du Rechnungshof.
La demande en référé a été rejetée en première instance. L’Oberlandesgericht Wien a confirmé, en appel, le rejet de la demande de mesures provisoires par les juridictions de première instance. Mme N. et M. L. ont introduit un recours en «Revision» devant l’Oberster Gerichtshof. La juridiction de renvoi se réfère à la demande préjudicielle introduite dans l’affaire C-465/00 et, faisant siennes les interrogations du Verfassungsgerichtshof, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour deux questions préjudicielles.
Première question : la directive 95/46 s’oppose-t-elle à une réglementation nationale qui oblige un organe de contrôle étatique à collecter et à communiquer aux fins de publication des données concernant les revenus de personnes employées par des entités qui sont soumises à ce contrôle dès lors que ces revenus excèdent un certain plafond ?
La Cour commence par rappeler que les données en cause, qui concernent tant les revenus alloués par certaines entités que les bénéficiaires de ceux-ci, constituent des données à caractère personnel au sens de l’article 2, sous a), de la directive 95/46, puisqu’il s’agit d’ « informations concernant une personne physique identifiée ou identifiable ». Leur enregistrement et leur utilisation par l’entité concernée, ainsi que leur transmission au Rechnungshof et leur insertion par ce dernier dans un rapport destiné à être communiqué à diverses instances politiques et largement diffusé, présentent le caractère d’un traitement de données à caractère personnel au sens de l’article 2, sous b), de ladite directive.
Se penchant sur le fond, la Cour analyse d’abord les législations nationales en cause en regard de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Elle conclut en substance que l’ingérence qui découle de l’application d’une réglementation nationale telle que celle ne saurait être justifiée au regard de l’article 8, paragraphe 2, de la CEDH que dans la mesure où la large divulgation non seulement du montant des revenus annuels, lorsque ceux-ci excèdent un certain plafond, des personnes employées par des entités soumises au contrôle du Rechnungshof, mais aussi des noms des bénéficiaires de ces revenus, est à la fois nécessaire et appropriée à l’objectif de maintenir les salaires dans des limites raisonnables, ce qu’il incombe aux juridictions de renvoi d’examiner.
Il reste alors à voir l’impact de la directive 95/46.
Si les juridictions de renvoi concluent à l’incompatibilité avec l’article 8 de la CEDH de la réglementation nationale en cause, cette dernière ne peut pas satisfaire non plus à l’exigence de proportionnalité énoncée aux articles 6, paragraphe 1, sous c), et 7, sous c) ou e), de la directive 95/46. Elle ne pourrait pas davantage être couverte par l’une des dérogations visées à l’article 13 de ladite directive, lequel requiert également le respect de l’exigence de proportionnalité au regard de la finalité d’intérêt général qui est poursuivie (en tout état de cause, cette disposition ne saurait être interprétée comme pouvant légitimer une atteinte au droit au respect de la vie privée contraire à l’article 8 de la CEDH).
Si, en revanche, les juridictions de renvoi devaient considérer que l’article 8 du BezBegrBVG est à la fois nécessaire et approprié à l’objectif d’intérêt général poursuivi, il leur incombera encore, de vérifier si, en ne prévoyant pas explicitement la divulgation du nom des personnes concernées en relation avec les revenus perçus, l’article 8 du BezBegrBVG répond à l’exigence de prévisibilité.
L’ingérence dans la vie privée, prévue par l’article 8 du BezBegrBVG, est-elle libellée avec suffisamment de précision pour permettre aux destinataires de la loi de régler leur conduite et répond ainsi à l’exigence de prévisibilité dégagée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (voir, notamment, Cour eur. D. H., arrêt Rekvényi c. Hongrie du 20 mai 1999, Recueil des arrêts et décisions 1999-III, § 34). Pour la Cour, il incombe aux juridictions de renvoi de répondre à cette question.
Seconde question : les dispositions de la directive 95/46 qui s’opposent à une réglementation nationale telle que celle en cause sont-elles directement applicables, en ce sens qu’elles peuvent être invoquées par un particulier devant les juridictions nationales pour écarter l’application de cette réglementation ?
La Cour rappelle que, dans tous les cas où des dispositions d’une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, ces dispositions peuvent être invoquées, à défaut de mesures d’application prises dans les délais, à l’encontre de toute disposition nationale non conforme à la directive, ou encore en tant qu’elles sont de nature à définir des droits que les particuliers sont en mesure de faire valoir à l’égard de l’État (voir notamment arrêts du 19 janvier 1982, Becker, 8/81, Rec. p. 53, point 25, et du 10 septembre 2002, Kügler, C-141/00, Rec. p. I-6833, point 51).
Rappelons que les dispositions pertinentes de la directive sont l’article 6, paragraphe 1, sous c), de la directive 95/46, aux termes duquel «les données à caractère personnel doivent être (…) adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités pour lesquelles elles sont collectées et pour lesquelles elles sont traitées ultérieurement », ainsi que l’article 7, sous c) ou e), aux termes duquel le traitement des données à caractère personnel ne peut être effectué que si, notamment, « il est nécessaire au respect d’une obligation légale à laquelle le responsable du traitement est soumis » ou «est nécessaire à l’exécution d’une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique, dont est investi le responsable du traitement […] auquel les données sont communiquées».
Pour la Cour, l’effet direct est évident : « ces dispositions sont suffisamment précises pour être invoquées par un particulier et appliquées par les juridictions nationales. En outre, si la directive 95/46 comporte indéniablement, pour les États membres, une marge d’appréciation plus ou moins importante pour la mise en .uvre de certaines de ses dispositions, les articles 6, paragraphe 1, sous c), et 7, sous c) ou e), quant à eux, énoncent des obligations inconditionnelles ».
Plus d’infos ?
En consultant l’arrêt commenté, sur le site de la Cour de Justice.