Pharmacies sur Internet : après une condamnation sévère, l’Ordre devrait s’ouvrir
Publié le 26/12/2014 par Etienne Wery
C’est une condamnation extrêmement sévère que l’Ordre des pharmaciens vient d’encaisser. La motivation est très importante : on lui reproche d’avoir limité la concurrence au travers d’une application trop stricte des règles légales et déontologiques. De quoi rouvrir un autre dossier : celui des pharmacies en ligne ?
Les faits et le litige
L’Ordre national des pharmaciens (ONP) est un Ordre professionnel français auquel l’État français a délégué, entre autres, la mission de contribuer à promouvoir la santé publique et la qualité des soins, notamment la sécurité des actes professionnels.
En France, la biologie médicale est exercée principalement par des pharmaciens, ce qui explique le rôle prépondérant de l’ONP dans ce secteur. Les analyses de biologie médicale ne peuvent être effectuées que dans les laboratoires d’analyses de biologie médicale.
Labco, un groupe européen de laboratoires actif en France et dans plusieurs autres pays européens, a déposé plainte en 2007 devant la Commission européenne. La plainte visait des décisions prises par l’Ordre en vue de freiner le développement de Labco et de limiter sa capacité à concurrencer d’autres laboratoires sur le marché des analyses de biologie médicale.
À l’issue de la procédure, la Commission européenne a considéré que l’Ordre avait restreint la concurrence en empêchant des groupes de laboratoires de se développer et en tentant d’imposer un prix minimal sur le marché français des analyses de biologie médicale. Elle a alors condamné l’Ordre à une amende de cinq millions d’euros. Ce dernier a introduit un recours devant le Tribunal de première instance de l’Union européenne pour faire annuler la décision de la Commission européenne ou, à défaut, obtenir une réduction de l’amende.
Le Tribunal a confirmé la décision de la Commission européenne, mais ramène l’amende de 5 à 4,75 millions d’euros.
L’Ordre, une autorité publique ?
En réponse à l’argument selon lequel l’action de l’Ordre était celle d’une autorité publique échappant aux règles de concurrence et était justifiée par la protection de la santé publique, le Tribunal constate que, s’il est vrai qu’une activité qui se rattache à l’exercice de prérogatives de puissance publique échappe à l’application des règles de concurrence, l’Ordre en cause dans la présente affaire ne dispose pas de pouvoirs réglementaires et regroupe des pharmaciens dont certains au moins exercent une activité économique et peuvent être qualifiés d’entreprises.
À cet égard, le Tribunal relève que, s’agissant des comportements reprochés, l’Ordre ne pouvait prétendre agir comme une simple extension du pouvoir des autorités publiques et n’était pas habilité à étendre le champ de protection légale en vue de protéger l’intérêt d’un groupe, le législateur national ayant tracé les limites de la protection offerte et laissé la possibilité d’une certaine concurrence. Dans ces conditions, le Tribunal conclut que les comportements restrictifs de l’Ordre visés par la Commission relèvent bien des règles de concurrence de l’Union.
L’interprétation systématiquement la plus stricte de la loi
S’agissant plus précisément du comportement visant à empêcher les groupes de laboratoires de se développer en France, le Tribunal considère que la Commission a correctement analysé le caractère restrictif des différentes mesures adoptées par l’Ordre.
En effet, ce dernier a, dans le but de diminuer le risque concurrentiel que constitue le développement de groupes de laboratoires pour les nombreux petits laboratoires actifs sur le marché, essayé d’entraver, par divers moyens, la participation de groupes au capital des laboratoires.
Ainsi, l’Ordre a systématiquement choisi d’imposer l’interprétation de la loi la plus défavorable à l’ouverture du marché aux groupes de laboratoires et s’est opposé à des constructions juridiques pourtant conformes à la loi.
Par ailleurs, l’Ordre a méconnu la législation française en exigeant la communication de certains documents ou en subordonnant la prise d’effet des modifications structurelles des sociétés exploitant des laboratoires à l’obtention d’arrêtés préfectoraux et à une inscription au tableau de l’Ordre. Au final, en entravant les activités économiques des professionnels actifs sur le marché ou en empêchant les capitaux extérieurs d’investir sur le marché, l’Ordre a limité ou contrôlé la production, le développement technique et les investissements.
S’agissant de la politique de prix minimal pratiquée par l’Ordre, le Tribunal confirme l’analyse de la Commission selon laquelle le comportement de l’Ordre a eu pour objet d’imposer un prix minimal de marché en interdisant, à compter de 2005, l’octroi de ristournes par les laboratoires au-delà d’un plafond de 10 %. Le Tribunal relève que la Commission a correctement interprété le cadre légal applicable, celui-ci permettant bien aux laboratoires, contrairement aux règles imposées par l’Ordre, d’octroyer librement des réductions sur le prix des services d’analyse de biologie médicale dans le cadre de conventions ou contrats de collaboration conclus entre les laboratoires ou avec des établissements hospitaliers.
À l’instar de la Commission, le Tribunal constate que le comportement de l’Ordre en matière de ristournes ne relève pas d’une simple application de la loi, l’Ordre ayant dépassé à plusieurs reprises les limites de sa mission légale pour imposer sa propre interprétation économique de la loi. Enfin, le Tribunal souligne que la Commission s’est basée sur des preuves documentaires suffisantes pour conclure à l’existence d’une infraction par objet consistant en un accord horizontal sur les prix, ces preuves démontrant en effet que l’Ordre a fixé, pour les acteurs du marché, un niveau maximal de ristournes de 10 % par rapport au prix de remboursement conventionnel, alors que la loi autorisait les laboratoires à pratiquer des prix inférieurs.
Une amende salée
Bien que confirmant la décision de la Commission, le Tribunal ramène toutefois l’amende infligée à l’Ordre de 5 à 4,75 millions d’euros. Le Tribunal relève en effet l’existence d’une circulaire qui pouvait amener l’Ordre à penser qu’un agrément préfectoral était nécessaire dans certains cas de modifications structurelles des sociétés exploitant des laboratoires. La Commission aurait donc dû reconnaître l’existence d’une circonstance atténuante à ce sujet, étant entendu que l’erreur de la Commission ne concerne qu’un aspect particulier du comportement de l’Ordre visant à empêcher le développement des groupes de laboratoires. Dans ces conditions, le Tribunal estime qu’une réduction de 250 000 euros de l’amende est appropriée.
Les pharmacies en ligne
Quiconque est actif dans le secteur des pharmacies en ligne sait à quel point l’Ordre est frileux face à ce nouveau canal de vente. Le problème est le même en France et en Belgique, à des degrés variables et en fonction de règles déontologiques qui peuvent changer mais dont l’esprit est largement le même.
Parmi les critiques que l‘on est souvent contraint d’adresser à l’Ordre :
· Le refus de faire évoluer la déontologie pour ouvrir la porte à une forme de publicité efficace, comme la loi l’y oblige pourtant (notamment la directive sur le commerce électronique). Les limites que l’Ordre entend imposer par le biais de la déontologie sont tellement strictes,que la publicité telle qu’elle est tolérée par l’Ordre est tout simplement inutile et inefficace. En Belgique par exemple, deux décisions récentes (très critiquables) ont considéré que les adwords étaient contraires à la déontologie car l’avantage économique recherché par rapport aux autre pharmaciens heurte les principes fondamentaux de la profession et donne de celle-ci une image trop commerciale. Si l’on en vient à interdire de rechercher un avantage économique par rapport aux chers confrères, autant nier le caractère économique du métier et interdire toute publicité … tout ce que la loi ne veut pas.
· L’interprétation des exigences légales et règlementaires à l’extrême limite de ce que dit le texte, dans le but d’entraver l’essor du commerce en ligne ou de rendre les contraintes plus lourdes.
· Le refus de comprendre la nécessité de traiter radicalement (et pas seulement en apparence) le commerce des médicaments d’une part et celui des cosmétiques, dispositifs médicaux ou produits très indirectement liés à la santé d’autre part.
· Le recours à des notions génériques sans tenir compte du produit en cause (par exemple la « santé » sans autre précision, au nom de laquelle on justifie à peu près n’importe quelle pétition de principe au risque de la vider de son sens, alors qu’une interprétation nuancée de ce concept fondamental permettrait tout à la fois de mieux la préserver tout en laissant s‘épanouir les opérateurs économiques légitimes).
A cet égard, le jugement du tribunal de première instance de l’Union européenne contient un attendu qui devrait inciter l’Ordre à revoir en profondeur sa copie : « l’Ordre a systématiquement choisi d’imposer l’interprétation de la loi la plus défavorable à l’ouverture du marché aux groupes de laboratoires et s’est opposé à des constructions juridiques pourtant conformes à la loi ».