Pharmacies en ligne : première affaire soumise à la Cour de justice CE
Publié le 29/07/2003 par Etienne Wery , Gilone dUdekem
Les pharmacies n’échappent pas au développement de l’internet. Après avoir défrayé la chronique – notamment française – sur la question des droits de distribution via l’internet de produits pharmaceutiques ou assimilés, les pharmacies virtuelles se retrouvent confrontées à une question essentielle : une législation nationale peut-elle interdire la vente transfrontière via l’internet de produits pharmaceutiques.…
Les pharmacies n’échappent pas au développement de l’internet. Après avoir défrayé la chronique – notamment française – sur la question des droits de distribution via l’internet de produits pharmaceutiques ou assimilés, les pharmacies virtuelles se retrouvent confrontées à une question essentielle : une législation nationale peut-elle interdire la vente transfrontière via l’internet de produits pharmaceutiques. On sait que la question s’est déjà posée aux USA lors de l’apparition foudroyante du Viagra.
D’ici quelques temps, la Cour européenne de Justice (CEJ) va trancher cette question importante. D’ici là, les spéculations vont bon train. Un élément important vient de faire son entrée dans le dossier puisque l’avocat général de la CEJ – souvent suivi par les magistrats – a rendu son avis que nous commentons ici.
La Cour est amenée à se pencher sur la question suite à une question préjudicielle posée par le Landgericht Frankfurt am Main dans une affaire qui oppose les membres de l’Apothekerverband (fédérations et associations de pharmaciens des Länder) à la pharmacie néerlandaise 0800 DocMorris NV (« DocMorris ») et à M. Jacques Waterval, pharmacien, représentant légal de DocMorris et initiateur de la « Pharmacie Internet ».
Les Faits
Depuis le 8 juin 2000, DocMorris et M. Waterval offrent à la vente, sous l’adresse Internet « www.0800DocMorris.com », notamment en langue allemande pour le consommateur final en Allemagne, des médicaments à usage humain, soumis ou non soumis à prescription médicale. Il s’agit de médicaments qui sont, en partie, autorisés en Allemagne et, pour la plupart, autorisés dans un autre État membre.
L’Apothekerverband estime que les dispositions de l’AMG (Arzneimittelgesetz : loi allemande sur les médicaments) et du HWG (Gesetz über die Werbung auf dem Gebiete des Heilwesens : loi allemande relative à la publicité dans le secteur de la santé) ne permettent pas l’exercice d’une telle activité. Elle considère que cette interdiction est conforme aux articles 28 et 30 du Traité CE, ce que contestent bien entendu les défendeurs.
L’enjeu est important : une telle interdiction nationale et certainement une telle interdiction de la publicité pourrait avoir pour effet de bloquer la présentation d’une pharmacie Internet et qui plus est celle de commander un médicament déterminé.
Le tout est donc de savoir si une interdiction nationale de publicité est compatible avec les principes de droit communautaire de libre circulation des marchandises et des services de la société de l’information au sens de la directive électronique.
Les questions préjudicielles
Les questions préjudicielles sont les suivantes :
1. Une législation nationale qui interdit l’importation commerciale de médicaments à usage humain de vente exclusive en pharmacie, réalisée par la voie de la vente par correspondance par des pharmacies agréées dans d’autres États membres, à la suite de commandes individuelles passées via Internet par le consommateur final, viole-t-elle les principes de la libre circulation des marchandises au sens des articles 28 CE et suivants?
a) Une telle interdiction nationale constitue-t-elle une mesure d’effet équivalent au sens de l’article 28 CE?
b) En cas de réponse affirmative à la question sous a) : l’article 30 CE doit-il être interprété en ce sens qu’une interdiction nationale pour des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes est justifiée lorsque la délivrance de médicaments soumis à prescription médicale est subordonnée à la réception préalable, par la pharmacie expéditrice, d’une ordonnance médicale originale? Quelles exigences doivent, le cas échéant, être imposées à une telle pharmacie en ce qui concerne le contrôle de la commande, du colis et de la réception?
c) Les questions 1, 1 a) et 1 b) ci-dessus appellent-elles une appréciation différente à la lumière des articles 28 CE et 30 CE s’il s’agit de l’importation de médicaments autorisés dans l’État d’importation qu’une pharmacie établie dans un État membre de l’Union européenne a auparavant achetés auprès de grossistes de l’État d’importation?
2. Est-il compatible avec les articles 28 CE et 30 CE qu’une interdiction nationale de publicité pour la vente de médicaments par correspondance, ainsi que pour les médicaments à usage humain soumis à prescription médicale et pour les médicaments à usage humain de vente exclusive en pharmacie, qui sont autorisés dans l’État d’origine, mais pas dans l’État d’importation, reçoive une interprétation large au point que l’on qualifie de publicité interdite le portail Internet d’une pharmacie d’un État membre de l’Union européenne qui, outre la simple présentation de l’entreprise, décrit les différents médicaments en indiquant le nom du produit, sa soumission éventuelle à prescription médicale, les dimensions du conditionnement ainsi que le prix, et offre, en même temps, la possibilité de commander ces médicaments grâce à un formulaire de commande en ligne, de sorte que les commandes transfrontalières de médicaments via Internet, y compris la livraison transfrontalière de ces médicaments, sont en tout cas rendues sensiblement plus difficiles?
a) Eu égard à l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000 (directive sur le commerce électronique), les articles 28 CE et 30 CE commandent-ils d’exclure ladite présentation sur Internet d’une pharmacie d’un État membre de l’Union européenne, ou certains éléments de cette présentation, de la notion de publicité auprès du public au sens de l’article 1er, paragraphe 3, et de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 92/28/CEE du Conseil,du 31 mars 1992 (directive concernant la publicité faite à l’égard des médicaments à usage humain), afin d’assurer également en pratique l’offre de certains services de la société de l’information?
b) Une restriction éventuelle de la notion de publicité, imposée au titre des articles 28 CE et 30 CE, peut-elle être justifiée en ce qu’il y a lieu d’assimiler les bulletins de commande en ligne, qui ne contiennent que le minimum d’informations nécessaires pour passer commande, et/ou d’autres éléments du site Internet d’une pharmacie d’un État membre de l’Union européenne à des catalogues de vente et/ou à des listes de prix, au sens de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 92/28/CEE?
3. Dans l’hypothèse où certains aspects partiels de la présentation sur Internet d’une pharmacie d’un État membre de l’Union européenne violent des dispositions concernant la publicité pharmaceutique, faut-il inférer des articles 28 CE et 30 CE que le commerce transfrontalier de médicaments qui a lieu grâce à cette présentation doit être considéré comme légalement admissible, malgré la publicité prohibée, pour assurer une mise en oeuvre plus efficace du principe de la libre circulation des marchandises.
Les conclusions de l’avocat général
Nous ne pouvons analyser ici l’ensemble des questions, tant la matière est vaste, mais on peut néanmoins dégager quelques points importants.
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La première question est évidemment fondamentale et l’avocat général y répond positivement : une législation nationale qui interdit l’importation commerciale de médicaments à usage humain de vente exclusive en pharmacie, réalisée par la voie de la vente par correspondance par des pharmacies agréées dans d’autres États membres, à la suite de commandes individuelles passées via Internet par le consommateur final, est une mesure d’effet équivalent au sens de l’article 28 CE.
Cependant, l’avocat général estime qu’en principe, cette mesure ne constitue pas une entrave à la libre circulation des marchandises car elle bénéficie de l’article 30 CE.
En effet, l’article 14 de la directive 97/7/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 mai 1997, concernant la protection des consommateurs en matière de contrats à distance est applicable et prône que les Etats membres puissent, pour des raisons d’intérêt général, interdire notamment la commercialisation de médicaments sur leur territoire par voie de contrats à distance, dans le respect du Traité. En l’espèce, cette législation nationale est justifiée par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes dans la mesure où les médicaments en question sont soumis à autorisation dans l’Etat membre dans lequel ils sont importés. Elle ne sera plus justifiée pour des médicaments dont aucune autorisation dans l’Etat importateur n’est requise ou pour lesquels autorisation a été octroyée.
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Il reste alors à vider la question de la publicité, visée par la deuxième question préjudicielle : faut-il qualifier de publicité interdite le portail Internet d’une pharmacie d’un État membre de l’Union européenne qui, outre la simple présentation de l’entreprise, décrit les différents médicaments en indiquant le nom du produit, sa soumission éventuelle à prescription médicale, les dimensions du conditionnement ainsi que le prix, et offre, en même temps, la possibilité de commander ces médicaments grâce à un formulaire de commande en ligne, de sorte que les commandes transfrontalières de médicaments via Internet, y compris la livraison transfrontalière de ces médicaments, sont en tout cas rendues sensiblement plus difficiles?
DocMorris fait observer que les interdictions de publicité rendent impossible toute commande de médicaments via Internet. Elle indique à juste titre que les pharmacies Internet, à la différence des pharmacies traditionnelles ouvertes au public, ne disposent que de ce moyen d’information.
L’interdiction de publicité telle qu’édictée à l’article 8, paragraphe 1, du HWG limite par conséquent l’accès au client final des pharmacies Internet, qui sont tributaires de ce moyen publicitaire, de sorte que l’on ne saurait la qualifier de modalité de vente. En effet, une telle qualification s’applique précisément aux mesures nationales qui interdisent toute forme de publicité.
Pour l’avocat général, l’interdiction de la publicité ne viole cependant pas l’article 28 CE pour autant qu’elle réponde à une exigence impérative et pour autant qu’elle soit proportionnée.
Par conséquent, l’avocat général estime qu’alors que pour les médicaments soumis à autorisation, mais non autorisés ou réputés non agréés, les États membres peuvent interdire la publicité, s’agissant des médicaments non soumis à autorisation ou autorisés, le caractère proportionné de l’interdiction nationale fait défaut, comme dans le cas de l’interdiction de la vente par correspondance.
Autre chose est le problème de l’interdiction de la publicité pour les médicaments non autorisés dans l’État d’importation, soit les médicaments soumis à autorisation dans l’État d’importation, c’est-à-dire en l’espèce en Allemagne, mais qui ne sont pas autorisés. Les articles 28 CE et 30 CE présentent certes un intérêt, si et dans la mesure où il n’existe pas de dispositions du droit dérivé auxquelles il y aurait lieu de se référer en priorité. Or, en ce qui concerne les médicaments non autorisés, la directive 92/28 prévoit expressément à l’article 2, paragraphe 1, une interdiction de la publicité.
Ces développements portent, on l’a vu, sur le droit primaire (les articles 28 CE et 30 CE essentiellement). Qu’en est-il alors du droit dérivé, et principalement de la notion de « publicité auprès du public » visée à l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 92/28 ?
Selon la définition énoncée à l’article 1er, paragraphe 3, de cette directive, on entend par « publicité pour des médicaments » : « toute forme de démarchage d’information, de prospection ou d’incitation qui vise à promouvoir la prescription, la délivrance, la vente ou la consommation de médicaments ». La directive 92/28 ne donne en revanche aucune définition légale de la notion de « publicité pour les médicaments auprès du public ».
La question qui se pose est celle de savoir si le portail Internet d’une pharmacie d’un État membre qui, outre la simple présentation de l’entreprise, décrit les différents médicaments en indiquant le nom du produit, sa soumission éventuelle à prescription médicale, les dimensions du conditionnement ainsi que le prix, et offre, en même temps, la possibilité de commander ces médicaments grâce à un formulaire de commande en ligne, relève ou non de la notion de publicité auprès du public.
Pour l’avocat général, compte tenu de la définition large de la notion de publicité qui a été sciemment retenue dans la directive 92/28, il conviendra également de donner une interprétation large de la notion de publicité auprès du public. L’avocat général puise un autre argument dans les quatrième et sixième considérants de la directive 92/28, dans lesquels s’exprime un rapport entre la règle et l’exception : en principe la publicité est interdite, à titre exceptionnel elle peut être autorisée.
Mais attention, la notion large de « publicité auprès du public » doit cependant en tout cas être limitée dans la mesure où elle ne comprend pas les informations d’ordre général sur une pharmacie Internet, c’est-à-dire la publicité relative à l’image ou à l’entreprise. La publicité à l’égard du produit constitue le coeur d’une publicité auprès du public.
Par conséquent, alors que la simple présentation de l’entreprise DocMorris ne saurait être qualifiée de publicité au sens de la directive 92/28, la description des médicaments indiquant le nom du produit, sa soumission éventuelle à prescription médicale, les dimensions du conditionnement ainsi que le prix, assortie de la possibilité de commander ces médicaments grâce à un formulaire de commande en ligne, peut assurément être qualifiée comme telle.
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