Musique : le sampling bientôt illégal ?
Publié le 17/12/2018 par Etienne Wery
Pour l’avocat général, soumettre le sampling à l’autorisation des producteurs de phonogrammes n’est pas contraire à la liberté des arts. Recherchant une pondération des droits, il estime que le fait de devoir obtenir une licence pour une utilisation en vue de sampling ne restreint pas la liberté des arts dans une mesure qui dépasserait les contraintes normales du marché.
Nous vous l’annoncions en juin 2017 : la Cour constitutionnelle allemande s’est trouvée face à un épineux dossier impliquant des artistes cultes : la chanson « Nur Mir » produite par Moses Pelham reprend en boucle (loop) une séquence rythmique de 2 secondes du cultissime track « Metall auf Metall », sorti 20 ans plus tôt des synthétiseurs de l’emblématique groupe Kraftwerk, pionnier dans le développement de la musique électronique. Kraftwerk n’a pas apprécié.
Avant de statuer, la Cour allemande s’interrogeait sur la balance des intérêts entre deux droits fondamentaux :
- la propriété intellectuelle ( ici les droits du producteur de phonogrammes) d’une part et …
- le droit à la liberté artistique, d’autre part.
Pour la Cour allemande, il s’agit de deux droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, respectivement en ses articles 17, 2 et 13 (ce dernier, moins connu que l’article 17, 2 relatif au droit fondamental à la propriété intellectuelle, consacre le droit à la liberté des arts et des sciences et stipule que : « Les arts et la recherche scientifique sont libres »).
La Cour constitutionnelle souligne qu’il convient de prendre en compte l’intérêt des artistes (de hip-hop) à créer un processus créatif consistant en un dialogue avec des œuvres préexistantes sans être soumis à des risques financiers ou à des restrictions en termes de contenus. La Cour constitutionnelle va, notamment, jusqu’à indiquer que : « Si le développement créatif d’un artiste implique une atteinte au droit d’auteur qui n’entrave que de façon mimine les possibilités d’exploitation des ayants droits, l’intérêt de ces derniers peut être amené à céder le pas en faveur de la création artistique (et du développement culturel). La possibilité d’obtenir un droit de licence ne suffit pas en soi à garantir le droit à l’activité artistique, dès lors que les ayants droits peuvent refuser de donner leur musique en licence et sont par ailleurs libres d’en déterminer le prix. »
Par ailleurs, la cour constitutionnelle rappelait si besoin était la primauté du droit européen en la matière et renvoyait la cause à Luxembourg en question préjudicielle.
Le sampling
Le mot « sample » signifie échantillon en anglais.
En musique, le sampling consiste à reproduire un extrait d’un morceau préexistant, pour l’intégrer dans une nouvelle œuvre.
Le sampling est incontournable dans le domaine musical actuel : en particulier, le hip-hop et la musique électronique reprennent une constellation de samples. Les plus grands tubes du moment intègrent très souvent du sampling.
L’avis de l’avocat général
L’avocat général Maciej Szpunar observe, premièrement, que le phonogramme est une fixation de sons qui est protégée non pas du fait de l’agencement de sons, mais du fait de cette fixation. Il est donc protégé comme un tout indivisible. Un son ou un mot ne peut être monopolisé par un auteur du fait de son inclusion dans une œuvre mais, à partir du moment où un son ou un mot est enregistré, il constitue un phonogramme protégé au titre des droits voisins du droit d’auteur. La reproduction d’un tel enregistrement relève donc du droit exclusif du producteur de ce phonogramme. L’avocat général souligne à cet égard que ce producteur peut en effet exploiter le phonogramme d’autres manières que par la vente d’exemplaires, notamment en autorisant le sampling, et en tirer des revenus. Le fait que le droit de ce producteur sur ses phonogrammes a vocation à protéger ses investissements financiers ne s’oppose donc pas à ce que ce droit couvre aussi les utilisations telles que le sampling. Par ailleurs, il considère que le droit à la protection du phonogramme est un droit qui existe et s’exerce indépendamment de la protection de l’œuvre éventuellement contenue dans ce phonogramme. Par conséquent, le champ de la protection du phonogramme n’est donc en rien conditionné par le champ de la protection de l’œuvre qu’il peut éventuellement contenir. Pour toutes ces raisons, l’avocat général Szpunar conclut que le prélèvement d’un extrait d’un phonogramme afin de l’utiliser, sans l’autorisation de son producteur, dans un autre phonogramme (sampling) constitue une atteinte au droit exclusif de ce producteur d’autoriser ou interdire une reproduction de son phonogramme.
Deuxièmement, s’agissant de la question de savoir si un phonogramme qui contient des extraits transférés depuis un autre phonogramme (des samples) constitue une copie, l’avocat général souligne que, conformément à la directive 2006/115, une copie incorpore la totalité ou une partie substantielle des sons d’un phonogramme protégé et a vocation à se substituer aux exemplaires licites de celui-ci. Le sampling ne servant pas à produire un phonogramme qui se substitue au phonogramme original et n’incorporant pas la totalité ni une partie substantielle des sons du phonogramme original, l’avocat général conclut qu’un tel phonogramme ne constitue pas une copie de cet autre phonogramme.
Troisièmement, l’avocat général considère que la directive 2001/29 s’oppose à une disposition nationale, telle que celle en cause, selon laquelle une œuvre indépendante peut être créée en utilisant librement une autre œuvre sans autorisation de l’auteur de celle-ci, dans la mesure où elle dépasse le cadre des exceptions et des limitations des droits exclusifs prévues dans cette directive. En effet, bien que les droits exclusifs des producteurs de phonogrammes d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs phonogrammes soient formulés de manière inconditionnelle, la directive prévoit toute une série d’exceptions et de limitations au droit d’auteur et aux droits voisins que les États membres sont autorisés à prévoir dans leur droit interne. Toutefois, une telle faculté ne saurait être comprise comme une autorisation pour introduire des exceptions ou des limitations non prévues, ou pour élargir la portée des exceptions préexistantes, sous prétexte qu’elles ne porteraient pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ou autre objet protégé, ni aux intérêts légitimes des titulaires des droits exclusifs.
Quatrièmement, s’agissant de l’exception de citation prévue à la directive 2001/29, l’avocat général souligne qu’une citation doit remplir certaines conditions afin d’être licite ; elle doit notamment servir à entrer dans une sorte de dialogue avec l’œuvre citée, l’extrait cité doit être incorporé dans l’œuvre citante sans dénaturation et enfin une citation doit indiquer la source de la citation, y compris le nom de l’auteur. Selon l’avocat général, tant le sampling en général que l’utilisation particulière du phonogramme en cause au principal ne remplissent pas ces conditions. En effet, dans la technique du sampling, les extraits prélevés d’autres phonogrammes sont fondus dans les nouvelles œuvres pour en former des parties intégrantes et non reconnaissables. Au vu de cela, il estime que l’exception de citation ne s’applique pas quand un extrait d’un phonogramme a été inséré dans un autre phonogramme sans volonté apparente d’entrer en interaction avec ce premier phonogramme et de manière non distinguable du reste de ce second phonogramme.
Cinquièmement, s’agissant de la marge de manœuvre dont disposent les États membres en transposant dans leur droit interne les dispositions de la directive 2001/29 relatives aux droits exclusifs et aux exceptions à ces droits, l’avocat général relève que ces droits sont formulés de manière inconditionnelle et que leur protection en droit interne est obligatoire. Dès lors, ces droits ne peuvent être restreints que dans le cadre de l’application des exceptions et limitations prévues de manière exhaustive dans cette directive. Les États membres restent en revanche libres en ce qui concerne le choix des moyens qu’ils jugent opportun de mettre en œuvre afin de se conformer à cette obligation.
Enfin, s’agissant de la primauté éventuelle de la liberté des arts sur le droit exclusif des producteurs de phonogrammes, l’avocat général constate que le droit exclusif des producteurs de phonogrammes d’autoriser ou interdire la reproduction d’une partie de leurs phonogrammes dans le cas de son utilisation à des fins de sampling n’est pas contraire à cette liberté telle que consacrée par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Certes, le droit d’auteur et les droits voisins instaurent un monopole de leurs titulaires sur des biens à caractère intellectuel et sont susceptibles de restreindre l’exercice de certains droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression et la liberté des arts. Par ailleurs, la propriété intellectuelle est elle-même protégée en tant que droit fondamental de propriété. Il y a donc lieu de pondérer ces droits. Selon l’avocat général, le fait de devoir obtenir une licence pour une utilisation telle que celle en cause au principal ne restreint pas la liberté des arts dans une mesure qui dépasserait les contraintes normales du marché.
Commentaires
L’approche de l’avocat général est certes défendable, mais elle nous parait malgré tout incomplète : elle omet de prendre en compte la finalité du droit du producteur du phonogramme.
Si l’on remonte à la genèse de ce droit, on s’aperçoit qu’il a été créé dans le but de protéger l’investissement que représente la fixation. Cette fixation représente un coût, un risque, et le droit du producteur a pour but de protéger cet investissement. Qui continuerait à investir dans la fixation si celle-ci était susceptible de copie ? Toute proportion gardée, on est dans la même logique que le producteur d’une base de données qui doit démontrer son investissement substantiel pour être protégé, et qui doit ensuite établir que l’acte incriminé est une extraction ou une réutilisation illicite.
La prise en compte de la finalité du droit du producteur du phonogramme est absente de la réflexion de l’avocat général.
Est-ce que la Cour le suivra ? La CJUE a pris le parti, ces denrières années, de revenir souvent à la finalité des droits qui lui sont soumis. La contrefaçon de la marque et les débats autour de l’atteinte à l’une des fonctions de la marque l’ont bien démontré. On a vu le même phénomène dans son approche très économique du droit sui generis du producteur de bases de données. Elle pourrait adopter le même schéma de pensée ici. Si elle s’avanture dans cette voie, elle dispose d’un espace dans l’analyse de l’équilibre entre la liberté des arts et le droit exclusif des producteurs de phonogrammes.
Réponse dans quelques semaines (mois).