Liens hypertextes : la justice allemande en rébellion contre la CJUE
Publié le 29/09/2017 par Etienne Wery , Maud Cock
Une fois de plus, la légalité des liens hypertextes revient au-devant de la scène. C’est un étonnant arrêt qui vient d’être rendu par la cour suprême allemande. Un pied de nez à la CJUE. Elle estime que vu le rôle particulier que joue le moteur de recherche Google Images dans le fonctionnement d’Internet, il faut adapter la règle posée par la CJUE dans l’arrêt GS média.
La dernière fois qu’on a parlé des hyperliens, c’était pour évoquer l’arrêt GS Media de la Cour de Justice, dans lequel la CJUE proposait un pivot : le caractère lucratif ou non de l’activité de celui qui crée le lien :
- Si le poseur de liens ne poursuit pas de but lucratif, il faut tenir compte de la circonstance que celui-ci « ne sait pas et ne peut pas raisonnablement savoir » que son hyperlien donne accès à une œuvre illégalement publiée. Selon la Cour, une telle personne n’intervient, en règle générale, pas en pleine connaissance des conséquences de son comportement. Il y a donc une présomption, réfragable, de non-connaissance du caractère illicite
- Si le poseur de liens poursuit un but lucratif, il y aura, par contre, lieu de présumer que le placement du lien est intervenu en pleine connaissance de la nature protégée de ladite œuvre et de l’absence éventuelle d’autorisation de publication sur Internet par le titulaire du droit d’auteur. Cette présomption est réfragable.
On vous disait qu’il s’agissait d’une « petite bombe » ; on ne s’est pas trompé au vu de la réaction de la Cour suprême allemande.
Les faits
Un site de photos propose un catalogue de photos. L’accès est payant et sécurisé.
Des photos, une fois achetées et téléchargées, ont été insérées par des utilisateurs sur leur site où elles ne sont plus protégées. Ces photos étaient donc disponibles en ce sens où elle peuvent être téléchargées, mais ce n’est pas du tout ce qu’escomptait le titulaire des droits qui avait au contraire entendu réserver leur exploitation à l’hypothèse d’un accès sécurisé et payant.
Les photos ainsi rendues disponibles sont, par la suite, indexées en vignettes par Google Images.
La position de la Cour suprême allemande
Ce 21 septembre, la BGH a considéré que Google Image n’avait pas enfreint les droits des titulaires.
La BGH rappelle l’existence de l’arrêt GS Media et la présomption réfragable qui pèse sur celui qui crée le lien en poursuivant un but lucratif.
Par rapport à Google, qui poursuit sauf erreur un but lucratif, on aurait pu croire que la cour suprême allait simplement appliquer cette présomption et conclure à la violation des droits sur les photos en question.
Pas du tout ! La Cour suprême allemande estime que la présomption de connaissance du caractère illicite ne s’applique pas au moteur de recherche Google Images « en raison de l’importance particulière de tels services au regard du fonctionnement d’Internet ». (remarque : l’arrêt n’est pas encore disponible et cette formulation est une traduction du communiqué de presse de la Cour, disponible en annexe)
Pour arriver à ce résultat, la Cour suprême se fonde sur un attendu de la CJUE dans l’arrêt GS Media qui considère que « Internet revêt effectivement une importance particulière pour la liberté d’expression et d’information, garantie par l’article 11 de la Charte, et que les liens hypertexte contribuent à son bon fonctionnement ainsi qu’à l’échange d’opinions et d’informations dans ce réseau caractérisé par la disponibilité d’immenses quantités d’informations » ;
Un acte de résistance
Pour être honnête, si l’on avait dû parier sur l’issue de l’affaire allemande, nous aurions plutôt conclu en sens contraire.
L’arrêt GS Media crée en effet une présomption réfragable de connaissance du caractère illicite du lien lorsque le poseur de lien agit à titre lucratif. L’attendu de l’arrêt est le suivant :
« (…) lorsque le placement de liens hypertexte est effectué dans un but lucratif, il peut être attendu de l’auteur d’un tel placement qu’il réalise les vérifications nécessaires pour s’assurer que l’œuvre concernée n’est pas illégalement publiée sur le site auquel mènent lesdits liens hypertexte, de sorte qu’il y a lieu de présumer que ce placement est intervenu en pleine connaissance de la nature protégée de ladite œuvre et de l’absence éventuelle d’autorisation de publication sur Internet par le titulaire du droit d’auteur. Dans de telles circonstances, et pour autant que cette présomption réfragable ne soit pas renversée, l’acte consistant à placer un lien hypertexte vers une œuvre illégalement publiée sur Internet constitue une « communication au public », au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29. » (§51).
Pour la CJUE, le pivot est donc le « but lucratif ».
Sauf à nier le caractère lucratif de Google (sourires …) il était donc logique de parier sur un arrêt défavorable au moteur de recherche.
La BGH semble donc introduire un autre pivot : l’importance particulière du regard du fonctionnement d’Internet.
Allo Houston, on a un problème… !
Le premier problème découle évidemment de la volonté à peine masquée de la Cour suprême allemande, de ne pas suivre l’enseignement principal de l’arrêt GS Media de la CJUE. Il y a des tas d’arrêts de la CJUE qui peuvent déplaire. Dans un État de droit, caractérisé ici par la primauté du droit communautaire, on ne choisit pas les arrêts que l’on décide de suivre et ceux auxquels on résiste.
Le second problème vient du pivot que la cour suprême allemande introduit : l’importance particulière du moteur de recherche en regard du fonctionnement d’Internet.
Il y a dans ce critère tant de subjectivité que c’en est dérangeant. À partir de quand joue-t-on un rôle d’une importance particulière en regard du fonctionnement d’Internet ? Va-t-on appliquer le même raisonnement à d’autres matières juridiques ? Va-t-on considérer demain qu’une entreprise automobile comptant 100 000 ouvriers peut, en raison de son importance particulière pour l’économie, être dispensée d’un certain nombre d’obligations ? Ce n’est évidemment pas la volonté de la Cour suprême, mais on ne peut s’empêcher de penser à la fable de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »
Le troisième problème est la problématique de fond. L’arrêt GS Media est-il tenable ?
Il est incontestable qu’il est très difficile de vérifier la légalité d’un contenu mis en ligne. La CJUE elle-même le soulignait déjà ( §§ 46 -48) :
« il peut s’avérer difficile, notamment pour des particuliers qui souhaitent placer de tels liens, de vérifier si le site Internet, vers lequel ces derniers sont censés mener, donne accès à des œuvres qui sont protégées et, le cas échéant, si les titulaires des droits d’auteur de ces œuvres ont autorisé leur publication sur Internet. Une telle vérification s’avère d’autant plus difficile lorsque ces droits ont fait l’objet de sous-licences. Par ailleurs, le contenu d’un site Internet, auquel un lien hypertexte permet d’accéder, peut être modifié après la création de ce lien, incluant des œuvres protégées, sans que la personne ayant créé ledit lien en soit forcément consciente. » ;
« Il convient ainsi, lorsque le placement d’un lien hypertexte vers une œuvre librement disponible sur un autre site Internet est effectué par une personne qui, ce faisant, ne poursuit pas un but lucratif, de tenir compte de la circonstance que cette personne ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre avait été publiée sur Internet sans l’autorisation du titulaire des droits d’auteur » ;
« En effet, une telle personne (…) n’intervient, en règle générale, pas en pleine connaissance des conséquences de son comportement pour donner à des clients un accès à une œuvre illégalement publiée sur Internet (…) ».
La solution adoptée par la CJUE est, on l’a vu, d’opérer une distinction en fonction du but lucratif.
La position de la BGH invite donc à questionner (à nouveau) la pertinence des solutions apportées par la CJUE sur la question des liens vers des contenus illicites.
Plus d’infos ?
En lisant les actus consacrées au droit de communication au public.
En lisant le communiqué de presse de la Cour suprême allemande (en allemand), disponible en annexe