Les livreurs sont-ils des salariés?
Publié le 06/12/2018 par Etienne Wery
L’économie collaborative tremble une nouvelle fois sur ses bases ! Pour la première fois, une Cour de cassation requalifie un contrat de collaboration en contrat de travail, après avoir constaté que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci, et que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier.
Ils vont en vélo, en moto et maintenant en trottinette : les livreurs Uber Eats, Takeaway, JustEat, Deliveroo, Foodora, …
Ce sont des étudiants, des personnes en recherche d’emploi ou en activité complémentaire … on y croise de tout avec, souvent, un point commun : vu les charges salariales, il n’y a pas de contrat d’emploi. Les opérateurs affirment du reste que le système n’est pas viable économiquement autrement. Pourtant, la Cour de cassation vient de requalifier une convention de collaboration en contrat de travail. Une première judiciaire.
Les faits
L’affaire est relative à la défunte Take Eat easy, et plus spécialement la société française du groupe.
Take Eat Easy utilisait une plate-forme web et une application afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas par le truchement de la plate-forme et des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut d’indépendant .
A la suite de la diffusion d’offres de collaboration sur des sites internet spécialisés, M. Y… a postulé auprès de cette société et effectué les démarches nécessaires en vue de son inscription en qualité d’auto-entrepreneur.
Au terme d’un processus de recrutement, les parties ont conclu le 13 janvier 2016 un contrat de prestation de services.
M. Y… a saisi la juridiction prud’homale le 27 avril 2016 d’une demande de requalification de son contrat en un contrat de travail.
Entretemps, un jugement du 30 août 2016 du tribunal de commerce a prononcé la liquidation judiciaire de la société Take Eat Easy.
Contestant le statut d’employé du livreur, le liquidateur avait refusé d’inscrire au passif de la liquidation les demandes du coursier en paiement des courses effectuées.
L’arrêt de la Cour d’appel
Pour rejeter le contredit et dire que M. Y… n’était pas lié par un contrat de travail à la société Take Eat Easy, l’arrêt se base sur le sfaits suivants :
- les documents non contractuels remis à M. Y… présentent un système de bonus (le bonus « Time Bank » en fonction du temps d’attente au restaurant et le bonus « KM » lié au dépassement de la moyenne kilométrique des coursiers) ;
- les documents non contractuels remis à M. Y… présentent un système de pénalités (« strikes ») distribuées en cas de manquement du coursier à ses obligations contractuelles,
- un « strike » en cas de désinscription tardive d’un « shift » (inférieur à 48 heures), de connexion partielle au « shift » (en-dessous de 80 % du « shift »), d’absence de réponse à son téléphone « wiko » ou « perso » pendant le « shift », d’incapacité de réparer une crevaison, de refus de faire une livraison et, uniquement dans la Foire aux Questions (« FAQ »), de circulation sans casque,
- deux « strikes » en cas de « No-show » (inscrit à un « shift » mais non connecté) et, uniquement dans la « FAQ », de connexion en dehors de la zone de livraison ou sans inscription sur le calendrier,
- trois « strikes » en cas d’insulte du « support » ou d’un client, de conservation des coordonnées de client, de tout autre comportement grave et, uniquement dans la « FAQ », de cumul de retards importants sur livraisons et de circulation avec un véhicule à moteur ;
- sur une période d’un mois, un « strike » ne porte à aucune conséquence, le cumul de deux « strikes » entraîne une perte de bonus, le cumul de trois « strikes » entraîne la convocation du coursier « pour discuter de la situation et de (sa) motivation à continuer à travailler comme coursier partenaire de Take Eat Easy » et le cumul de quatre « strikes » conduit à la désactivation du compte et la désinscription des « shifts » réservés.
Ce système a été appliqué à M. Y.
Nonobstant ce qui précède, la Cour d’appel n’y avait pas vu une relation caractérisant un contrat de travail, estimant que si de prime abord, un tel système est évocateur du pouvoir de sanction que peut mobiliser un employeur, il ne suffit pas dans les faits à caractériser le lien de subordination allégué, alors que les pénalités considérées, qui ne sont prévues que pour des comportements objectivables du coursier constitutifs de manquements à ses obligations contractuelles, ne remettent nullement en cause la liberté de celui-ci de choisir ses horaires de travail en s’inscrivant ou non sur un « shift » proposé par la plate-forme ou de choisir de ne pas travailler pendant une période dont la durée reste à sa seule discrétion.
Pour la Cour d’appel, cette liberté totale de travailler ou non, qui permettait à M. Y…, sans avoir à en justifier, de choisir chaque semaine ses jours de travail et leur nombre sans être soumis à une quelconque durée du travail ni à un quelconque forfait horaire ou journalier mais aussi par voie de conséquence de fixer seul ses périodes d’inactivité ou de congés et leur durée, est exclusive d’une relation salariale.
L’arrêt de la Cour de cassation
La Cour casse l’arrêt d’appel au motif que « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ; que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ;
Qu’en statuant comme elle a fait, alors qu’elle constatait, d’une part, que l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et, d’autre part, que la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination, a violé le texte susvisé. »
Dans sa note explicative (bravo la Cour ! bel effort de pédagogie que ces notes, un exemple à suivre), la Cour de cassation rappelle que par la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, le législateur a esquissé une responsabilité sociétale des plate-formes numériques en insérant les articles L.7341-1 à L.7341-6 dans le code du travail prévoyant des garanties minimales pour protéger cette nouvelle catégorie des travailleurs. Il ne s’est toutefois pas prononcé sur leur statut juridique et n’a pas édicté de présomption de non-salariat.
Dans la jurisprudence de la chambre sociale, la caractérisation d’une relation de travail salarié repose sur des éléments objectifs. Le salarié est celui qui accomplit un travail sous un lien de subordination, celui-ci étant caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné (Soc., 13 novembre 1996, Bull. 1996, V, n° 386, pourvoi n° 94-13.187). La seule volonté des parties est impuissante à soustraire un travailleur au statut social qui découle nécessairement des conditions d’accomplissement de son travail (Ass. plén., 4 mars 1983, Bull. 1983, Ass. plén., n° 3, pourvois n° 81-11.647 et 81-15.290). Enfin l’existence d’une relation de travail salarié ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à la convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle (Soc., 17 avril 1991, Bull. 1991, V, n° 200, pourvoi n° 88-40.121).
Si l’appréciation des éléments de fait et de preuve permettant de déterminer l’existence ou l’absence d’un lien de subordination relève du pouvoir souverain des juges du fond, la chambre sociale exerce toutefois un contrôle de motivation en s’assurant qu’ils tirent les conséquences légales de leurs constatations (Soc. 1er décembre 2005, Bull. 2005, V, n°349, pourvois n°05-43.031 à 05-43.035 ).
Au cas d’espèce, après avoir relevé l’existence d’un système de bonus et de malus évocateur “de prime abord (…) du pouvoir de sanction que peut mobiliser un employeur”, la cour d’appel avait néanmoins rejeté la demande de requalification du contrat aux motifs que le coursier n’était lié à la plate-forme numérique par aucun lien d’exclusivité ou de non-concurrence et qu’il restait libre chaque semaine de déterminer lui-même les plages horaires au cours desquelles il souhaitait travailler ou de n’en sélectionner aucune s’il ne souhaitait pas travailler.
Ce raisonnement est censuré : dès lors qu’ils constataient, d’une part, que l’application était dotée d’un système de géo-localisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus, de sorte que le rôle de la plate-forme ne se limitait pas à la mise en relation du restaurateur, du client et du coursier, et, d’autre part, que la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation du livreur caractérisant un lien de subordination, les juges du fond ne pouvaient écarter la qualification de contrat de travail.