Le projet de Juridiction du brevet européen recalé par la Cour de Justice.
Publié le 14/03/2011 par Etienne Wery , Olivier Lenglez
Moins exposé médiatiquement que le projet de brevet de l’Union européenne, le projet d’accord visant à instituer une Juridiction du brevet européen et du brevet de l’Union européenne n’en constitue pas moins une pièce maîtresse pour les défenseurs d’un système des brevets en Europe qui soit plus performant et moins coûteux que celui en place aujourd’hui. La Cour de Justice de l’Union européenne jette toutefois une ombre sur ce projet, qu’elle considère comme incompatible en l’état avec le droit de l’Union.
Pour rappel, si la Convention de Munich de 1973 a bien institué un brevet « européen », il n’y a en réalité que la procédure de délivrance de ce brevet qui est centralisée au niveau de l’Office Européen des Brevets (OEB). Une fois accordé, le brevet se décompose, selon la formule consacrée, en un faisceau de brevets nationaux relevant du droit interne des Etats désignés par le demandeur. Notons aussi que 38 Etats sont signataires de cette Convention – soit les 27 Etats Membres et 11 Etats tiers.
L’objectif pour les Etats Membres de l’Union est donc de créer un brevet européen qui soit véritablement unitaire et autonome, et qui produirait les mêmes effets sur tout le territoire de l’Union. Ce brevet, qualifié de « brevet de l’Union européenne » (anciennement désigné par l’appellation « brevet communautaire »), serait également délivré par l’Office Européen des Brevets (OEB), le système du brevet européen étant par ailleurs conservé. L’objectif est par ailleurs de profiter des acquis et de l’expérience de l’OEB, et de lui confier également la délivrance du brevet de l’Union Européenne.
Les lecteurs se rappelleront sans doute les débauches d’énergie de la présidence belge de l’Union du second semestre 2010, pour faire aboutir le projet de système intégré pour le brevet européen et le brevet de l’Union européenne, et les efforts menés pour aboutir à un compromis en ce qui concerne l’emploi des langues dans ce futur système intégré. Hélas, de compromis il ne fut point question, et la seule voie médiane qui fut trouvée à consister à permettre aux Etats qui le souhaitaient de recourir à la procédure de coopération renforcée pour mettre ce système en place entre eux.
En parallèle des joutes légales et diplomatiques auxquelles se livrent les Etats Membres depuis plus de 10 ans pour faire aboutir ce projet de brevet communautaire, le Conseil de l’Union européenne a également élaboré un projet de juridiction européenne du brevet.
Il paraît en effet cohérent de chercher à unifier autant que faire se peut les systèmes du brevet européen et du brevet de l’Union Européenne, en ce compris pour le traitement des inévitables contentieux qui surviennent régulièrement entre titulaires de brevets.
Cette juridiction, qui serait compétente pour le contentieux du brevet européen et pour celui du brevet de l’Union Européenne, serait instituée via un accord international à conclure entre les États Membres, l’Union européenne et les États tiers membres de la Convention de Munich sur le brevet européen.
En résumé, cet accord prévoir que la Juridiction du brevet (JB) serait dotée d’une personnalité juridique propre et disposerait de compétences exclusives pour un nombre important d’actions intentées par des particuliers dans le domaine des brevets (actions en contrefaçon ou en menace de contrefaçon de brevets, actions en nullité, en dommages et intérêts etc.). Elle serait formée d’un tribunal de première instance (composé d’une division centrale, et de divisions locales et régionales), d’une cour d’appel et d’un greffe commun. Les chambres des tribunaux et de la cour d’appel auraient une composition multinationale et associeraient des juges qualifiés sur le plan technique et des juges qualifiés sur le plan juridique.
Les décisions de la JB seraient, pour ce qui concerne le brevet de l’Union européenne, exécutoires sur tout le territoire de l’Union.
Un projet ambitieux, qui n’a pas manqué de susciter des interrogations sur sa compatibilité avec le droit européen actuel, ce qui a amené le Conseil a solliciter l’avis de la Cour de Justice de l’Union européenne sur sa compatibilité avec le droit de l’Union.
L’avis n°1/09 vient d’être rendu ce 8 mars par la Cour, et il est négatif.
En substance, l’avis repose sur les considérations suivantes :
Les traités fondateurs de l’Union européenne ont instauré un nouvel ordre juridique doté d’institutions propres et dont les sujets sont non seulement les Etats Membres mais aussi les ressortissants ; cet ordre juridique prime les droits des Etats Membres et nombre de ses dispositions sont directement applicables aux Etats membres et à leurs ressortissants.
Le droit de l’Union repose sur un équilibre entre la Cour et les juridictions nationales. Ensemble, elles sont chargées de veiller au respect de l’autonomie de l’ordre juridique ainsi créé, les juges nationaux étant les juges de « droit commun » chargés de veiller à l’application et au respect du droit de l’Union, dont l’unité d’interprétation est assurée par la Cour par le mécanisme essentiel de questions préjudicielles.
La Cour constate que la JB est une institution qui se situe en dehors du cadre institutionnel et juridictionnel de l’Union, dotée d’une personnalité juridique propre en vertu du droit international, et disposant de compétences exclusives pour un nombre important d’actions intentées par des particuliers dans le domaine des brevets (actions en contrefaçon ou en menace de contrefaçon de brevets, actions en nullité, en dommages et intérêts etc.).
Le projet d’accord soustrait non seulement aux juridictions des Etats Membres la compétence de décider dans les champs de compétence de la JB, mai il prévoit également que seules les juridictions de la JB auraient le pouvoir (en première instance) et le cas échéant le devoir (en appel) de poser des questions préjudicielles à la Cour (article 45 du projet).
La JB serait de la sorte appelée à interpréter et à appliquer le futur règlement sur le brevet de l’Union européenne et d’autres instruments du droit de l’Union, dont notamment les règlements relatifs à d’autres régimes de propriété intellectuelle (marques, dessine et modèles, etc.), ainsi que des règles du traité sur le fonctionnement de l’UE concernant le marché intérieur et le droit de la concurrence. De même, la JB pourrait être appelée à trancher un litige pendant devant elle au regard des droits fondamentaux et des principes généraux du droit de l’Union, voire à examiner la validité d’un acte de l’Union.
L’institution de la JB aurait aussi pour effet de priver les juridictions des Etats Membres de leur pouvoir et devoir de poser des questions préjudicielles pour les matières concernées.
Pour la Cour, ce transfert de compétence vers la JB prive les juridictions des Etats Membres de leur mission de mise en œuvre du droit de l’Union, et court-circuite le système de coopération directe entre la Cour et les juridictions nationales par lequel ces dernières participent de façon étroite à la bonne application et à l’interprétation uniforme du droit de l’Union, ainsi qu’à la protection des droits conférés par cet ordre juridique aux particuliers.
Or, les fonctions attribuées aux juridictions nationales et à la Cour sont essentielles à la préservation de la nature même du droit institué par les traités.
Par ailleurs, la Cour a également pointé le fait que le système de la JB entrave également le régime de responsabilité des Etats Membres. En cas de violation du droit européen par une juridiction nationale, l’Etat Membre de cette juridiction peut être tenu à indemniser la personne préjudiciée par cette violation du droit européen, ce qui ne sera pas possible avec le projet dans sa forme actuelle.
Par conséquent, le projet d’accord n’est, pour la Cour, pas compatible avec le droit de l’Union.
Notons encore que la composition multinationale des chambres du tribunal de première instance et de la Cour d’appel pourrait également poser problème. En effet, rien ne nous semble empêcher dans le projet actuel que des juges issus de pays non membres de l’Union puissent être amenés à siéger dans une chambre de première instance ou d’appel appelée à statuer sur le droit de l’Union. Une telle circonstance poserait certainement un problème de compatibilité avec le droit de l’Union.