L’avis circonstancié de la Commission Européenne sur le projet de loi Olivennes : la France est invitée à préciser sa copie
Publié le 14/12/2008 par Thibault Verbiest, Perrine Pelletier, Aurélien VAN DE WIELE
Le site de la Tribune.fr a rendu public le 27 novembre l’avis circonstancié de la Commission Européenne sur le projet de loi français création et liberté instaurant la riposte graduée.
Le projet de loi « création et internet » de lutte contre le piratage sur Internet a déjà fait couler beaucoup d’encre en France et en Europe. Cette fois, c’est la Commission Européenne qui rédige ses commentaires – à l’occasion de la remise de son avis officiel suite à la notification française du 22 juillet dernier, en application de la Directive 98/34/CE, qui oblige les Etats membres auteurs de projets de règles techniques visant la société de l’information à les transmettre pour avis à la Commission.
Le projet de loi « Olivennes » constitue une tentative d’endiguer la crise que connaissent les auteurs, les artistes interprètes et les industries culturelles en raison de la diffusion sans autorisation des œuvres et objets protégés sur les réseaux numériques. Les téléchargements et autres mises à disposition illicites ont notamment pour effet de priver les auteurs, au bout de la chaîne des droits, de toute rémunération sur la diffusion de leur œuvre.
La riposte graduée, mise en œuvre par les Fournisseurs d’accès sous l’égide d’une autorité administrative indépendante, la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi), constitue la solution prônée par le Ministère de la culture français .
Par ailleurs, l’internet constitue également un outil d’information, d’éducation et de diffusion de la culture, accessible à tous ou en passe de l’être.
Ainsi l’accès à Internet tend à devenir juridiquement un droit universel, si ce n’est fondamental, en France comme en Europe (notamment avec la directive « service universel » et les autres directives du « paquet télécom » en cours de modification), les prestataires techniques de l’internet bénéficient d’un régime de neutralité aménagée qui découle de la directive « commerce électronique », sans compter enfin les problématiques de liberté de l’information et de respect de la vie privée des internautes, qui font également l’objet de directives communautaires.
Comment donc concilier harmonieusement les droits et les intérêts des uns et des autres ? La problématique est complexe, sans compter l’effet démultiplicateur de la très rapide évolution technique en la matière.
Tout en approuvant nettement les objectifs poursuivis par le projet, la Commission appelle la France de manière générale à la prudence et à la proportionnalité dans cette conciliation.
Sur des points précis, elle attend d’elle clarifications et précisions, car le projet recèle à ses yeux de potentiels difficultés et conflits avec des normes communautaires existantes (1).
Par ailleurs, elle souligne le manque de mesures visant à soutenir le développement des contenus en ligne, et questionne le projet du point de vue du respect des droits fondamentaux lors de la procédure de sanction (2).
1. Les éventuels conflits de normes avec des règles communautaires appellent des précisions de la part de la France
a. Le projet Olivennes et la directive Commerce Electronique
i. Le champ d’application territorial de la future loi
L’art. 11 du projet notifié prévoit son application sur l’ensemble du territoire de la République. La Commission demande à la France de préciser ce champ d’application, notamment s’agissant de l’hypothèse où le fournisseur d’accès ou l’abonné serait établi dans un autre Etat membre.
Quid des infractions commises par un abonné situé hors du territoire mais utilisant un opérateur (FAI) français ? La même question se pose en cas d’infraction par un abonné en France utilisant un fournisseur d’accès établi dans un autre pays de l’UE ?
En effet, si le projet de loi ne devait pas concerner exclusivement les abonnés ou les FAI établis en France, il pourrait se poser un sérieux problème de compatibilité de la future loi avec l’interdiction de restreindre la libre circulation de services, en particulier en vertu de la clause « marché intérieur » (article 3) de la directive « commerce électronique » du 8 juin 2000.
ii. le régime de responsabilité des prestataires techniques
L’art. 331-24 du projet notifié prévoit que la Commission de protection des droits notifie à l’abonné du poste « pirate » une recommandation électronique par l’intermédiaire de son fournisseur d’accès.
La Commission se demande si l’on doit considérer que ce dernier prend dès lors connaissance effective de l’activité illicite, et en conséquence, ne peut plus bénéficier de l’exemption de responsabilité prévue par la Directive Commerce Electronique, transposée en France dans le célèbre article 6 de la LCEN ?
iii. Une obligation générale de surveillance des contenus pour les FAI ?
On sait que le titulaire de l’abonnement peut se voir sanctionné s’il n’a pas mis en œuvre les moyens de sécurisation adéquats de son accès internet. S’il les a toutefois mis en œuvre, il pourra s’exonérer de sa responsabilité.
La Commission insiste sur le fait que la définition de ces moyens de sécurisation, que le projet confie à un décret ultérieur, ne doit pas aboutir à faire peser une obligation générale de surveillance sur les FAI, prohibée par l’article 15 de la directive commerce électronique.
La même interrogation se pose s’agissant de la mesure de suspension de l’accès internet, qui est mise en œuvre par les FAI, ou encore des mesures de suspension qui peuvent être demandées aux opérateurs techniques, dans le cadre du nouveau référé judiciaire (hors Hadopi) prévu par le projet.
b. Le projet Olivennes et les directives du « paquet télécom » : nécessité de proportionnalité
A l’instar de plusieurs autres commentateurs du projet, la Commission rappelle que la directive « service universel » garantit un service minimum à l’utilisateur, et notamment l’accès à certains services d’urgence et à l’internet public , ainsi qu’à des services dits de « ticketing » (vols, concerts…). Elle porte également une attention particulière aux groupes dits « sensibles » (personnes âgées, personnes handicapées ou dans un état de faiblesse particulière).
Or, la mesure phare du projet est la suspension totale par l’autorité administrative (Hadopi) de l’abonnement internet assortie de l’interdiction de se réabonner pendant un certain temps.
La Commission rappelle que si la protection de la propriété intellectuelle et de la diversité culturelle constituent bien des objectifs d’intérêt général de nature à déroger aux règles rappelées ci-dessus, il est cependant nécessaire de respecter les principes de nécessité et de proportionnalité.
La France est invitée à cet égard à s’assurer de la réelle faisabilité technique de la suspension « ciblée » de l’accès annoncée dans le projet.
Pour être proportionnée aux yeux de la Commission, elle ne doit pas affecter les services de téléphonie, qui font partie du service universel, ni de télévision, dans le cas d’offres groupées, ni encore la messagerie électronique de l’abonné.
Cette même exigence de proportionnalité pourrait bien n’être pas respectée dès lors que le projet en l’état laisse subsister, aux côtés de la riposte graduée, les peines pénales prévues pour la contrefaçon, et ne prévoit aucune disposition empêchant ou encadrant la possibilité actuelle des ayants droit de mener de front procédure administrative et judiciaire, que certains considèrent comme une « double peine » .
La Commission invite finalement la France à privilégier une sanction alternative : une mesure visant à réduire l’accès internet du haut débit vers du bas débit. Cette possibilité serait d’après la Commission plus conforme à l’exigence de proportionnalité tout en satisfaisant à l’objectif de riposte graduée défendu par le Gouvernement français.
2. L’absence de mesures incitatives et la procédure de sanction
a. L’absence de mesures incitatives
La Commission demande à la France de doter le projet de mesures incitatives visant à développer les contenus en ligne, notamment au regard de la directive « service media audiovisuel » du 11 juillet 2007.
Sur ce point, il est nécessaire de préciser que le texte remis en juillet à la Commission a subi d’importantes modifications lors de son passage au Sénat. Plusieurs mesures incitatives ont été ajoutées au projet, notamment en ce qui concerne la révision de la chronologie des médias.
b. Procédure de sanction et droit à un procès équitable
La France est invitée à assortir d’une possibilité de recours les recommandations préalables à la mise en œuvre de la sanction de suspension d’accès (dès la première notification), qu’elle analyse comme des actes faisant grief , et à s’assurer du caractère véritablement contradictoire en pratique de la procédure , à défaut de quoi le droit à un procès équitable prévu par l’article 6 de la Convention Européenne des droits de l’homme « pourrait » être mis en danger.
Après avoir rappelé aux autorités françaises qu’elles se doivent de notifier au titre de la procédure de la directive 98/34/CE tout projet d’acte ancillaire au projet de loi, en particulier les nombreux décrets d’application qu’il prévoit , la Commission « invite » les autorités françaises à prendre en considération ces observations et remarques avant d’adopter le texte.
Les modifications suggérées ne sont pas impératives pour le gouvernement français.
La directive 98/34 dispose ainsi qu’ « en ce qui concerne les projets de règles relatives aux services [de la société de l’information], les avis circonstanciés de la Commission ou des États membres ne peuvent porter atteinte aux mesures de politique culturelle, notamment dans le domaine audiovisuel, que les États pourraient adopter, conformément au droit communautaire, en tenant compte de leur diversité linguistique, des spécificités nationales et régionales, ainsi que de leurs patrimoines culturels.
L’État membre concerné fait rapport à la Commission sur la suite qu’il a l’intention de donner à de tels avis circonstanciés. La Commission commente cette réaction.
En ce qui concerne les règles relatives aux services, l’État membre intéressé indique, s’il y a lieu, les raisons pour lesquelles les avis circonstanciés ne peuvent être pris en compte. »
L’autre grand obstacle au projet qui consistait dans le désormais célèbre amendement dit « 138 » voté massivement par le Parlement Européen lors de l’examen du paquet télécom, et qui compromettait pour certains la viabilité du projet français a été supprimé lors du Conseil des Ministres du 27 novembre dernier .
L’arbitrage de l’éventuel remaniement du texte reviendra aux Parlementaires français, qui étudieront le projet dès janvier 2009.