L’Autorité des Marchés Financiers s’estime compétente pour réguler les blogs et forums de discussion
Publié le 24/11/2013 par Etienne Wery , Jessica Lesage
Des propos tenus sur un blog peuvent-ils influencer un cours de bourse ? En ce cas, le responsable du blog peut-il être sanctionné ? A ces questions, pour la première fois, l’AMF répond « oui » comme elle l’avait fait jadis pour les forums de discussion.
L’Autorité des Marchés Financiers française (“AMF”) a rendu, ce 7 novembre 2013, une décision condamnant, pour la première fois, des blogueurs ayant tenu des propos inexacts à l’égard d’une institution financière et de ses instruments.
Les faits
M. Ch., français, est professeur d’analyse financière et anime, seul, plusieurs blogs abordant les “problèmes économiques et financiers”. M. Sh., américain, est gérant de fonds et anime un blog publiant des informations financières.
Le 3 août 2011, la Société Générale publie ses comptes pour les 1er et 2ème trimestres 2011, et présente, via communiqué de presse, les résultats du groupe et en détaille la structure financière.
Le même jour, M. Ch. affirme sur son blog que le montant des capitaux propres publiés ne correspond pas à la réalité, comprenant des milliards d’instruments de capitaux propres, soit des dettes. Il en conclut qu’il manque 90 milliards pour que la Société Générale respecte les règles prudentielles de Bâle III.
Durant août 2011, des rumeurs concernant les « difficultés financières » de la Société Générale ont perturbé le marché (notamment le 7 août dans le Mail on Sunday (UK) et le 10 août dans le Point (FR)). Les cours de bourse des valeurs émises par les établissements de crédit français ont été de ce fait fort perturbés sur le mois d’août (baisse de 20 à 30 %, surtout pour la Société Générale).
Par communiqué du 10 août 2011, la Société Générale a démenti les rumeurs et confirmé la solidité des résultats publiés.
Le 11 août 2011, le Président de l’AMF a interdit toute position courte nette par toute personne établie ou résidant en France ou à l’étranger, sur les titres de capital ou donnant accès au capital, notamment émis par la Société Générale.
Le 14 août 2011, M. Ch. a publié un nouvel article sur son blog, en anglais cette fois-ci, réévaluant les chiffres publiés à la baisse, notamment le ratio tier 1. Cet article a été relayé sur plusieurs blogs dont sur celui de M. Sh. le 15 août 2011.
Le 12 août 2011, l’AMF (DEC) a ouvert une enquête sur l’information financière du titre Société Générale. Au terme du rapport d’enquête, il est en substance reproché à ces deux blogueurs d’avoir diffusé une information inexacte ou trompeuse sur le niveau de ratio Tier 1 de la Société Générale. Ces derniers ont refusé de se rendre aux auditions et séances auxquelles ils ont été convoqués, et n’ont jamais présenté d’observations.
La position de l’AMF sur la véracité des informations
Selon l’art. L. 621-15, II du code monétaire et financier, la Commission des sanctions peut sanctionner une personne, en France ou à l’étranger, qui s’est livrée à une manipulation de cours en diffusant de fausses informations quand ces actes concernent des instruments financiers admis aux négociations sur un marché réglementé.
En l’espèce, les actions de la Société Générale sont cotées à la Bourse de Paris et il est reproché aux parties d’avoir diffusé des informations inexactes ou trompeuses sur le niveau d’endettement de la Société Générale.
Le Règlement de l’AMF précise (art. 632-1) qu’il faut s’abstenir de communiquer sciemment des informations inexactes ou trompeuses, ou des rumeurs, sur des instruments financiers. Cependant, pour les journalistes par exemple, l’éventuel manquement doit être apprécié en tenant compte de la réglementation applicable à leur profession.
Techniquement parlant, la question de droit financier qui se posait consiste à savoir si la banque avait le droit de comptabiliser dans les fonds propres les instruments dénoncés.
Pour les deux commentateurs la réponse est non, et en le faisant la banque trompe le public sur sa solvabilité.
Pour l’AMF la réponse est oui, et la banque n’a donc commis aucune faute et n’a trompé personne.
Vu les compétences de ce dernier en la matière, l’AMF estime que ces éléments n’ont pu échapper à M. Ch. de sorte qu’il était conscient de l’inexactitude de l’information qu’il a diffusée. En outre, il a choisi de rédiger cet article, pour la première fois, en langue anglaise, et a pris contact avec M. Sh. pour l’inciter à relayer cette information, ce qui confirme sa volonté de diffuser le plus largement possible celle-ci.
M. Sh. est également un professionnel de la finance, et a diffusé l’information sur son site professionnel de conseiller en investissement et son blog. Il a déclaré aux enquêteurs avoir commencé à s’intéresser à la Société Générale après que M. Ch. lui ait envoyé le lien de son blog et ses articles. Il a alors écrit un article sur la Société Générale et aussi relayé l’article litigieux le 15 août. L’AMF estime qu’en tant que professionnel, ce qui renforce la crédibilité de ses communications, il aurait du procéder aux vérifications élémentaires, lui permettant de constater l’inexactitude des informations. En négligeant de ce faire, il a transmis une information dont il aurait à tout le moins « dû savoir » qu’elle était inexacte.
Des propos sur un blog peuvent-ils être sanctionnés ?
Tenant compte de ce que des rumeurs circulaient déjà à l’époque sur la solidité financière de la Société Générale, le cours du titre ayant déjà atteint son niveau le plus bas le 10 août 2011, et que le manquement a été commis en pleine connaissance de cause, mais sans volonté de nuire, la sanction est fixée à 10.000 € (pour un maximum de 100 millions €). Pour M. Sh., il est tenu compte de la forte incitation, et la sanction est fixée à 8.000 €.
L’AMF applique ici pour la première fois à des informations diffusées sur internet par des bloggeurs financiers l’article 632-1, et non à des initiés ou journalistes professionnels. Les sanctions prises sont toutefois raisonnables au regard des maximums prévus pour ce type de manquement.
Certes, la personnalité des deux protagonistes a été prise en compte, mais sur le plan des principes, on retiendra que l’auteur d’un blog peut être sanctionné. A bon entendeur …
Les blogs, comme les forums
Le principe de la condamnation n’est cependant pas inédit.
En 2010, L’AMLF condamnait déjà un internaute suisse, comptable de formation, ayant publié sur un forum financier des informations grossièrement erronées sans avoir pris les précautions minimales de vérification, à une amende de 20.000 € (décision du 14 janvier 2010 – Testuz).
Commentaires
Un point commun entre les deux affaires saute aux yeux : il ne s’agit pas de rumeurs répandues par un quidam innocent, mais bien par des personnes formées en matière financière et donc qualifiées pour émettre un avis, en tout cas aux yeux des lecteurs.
C’est sur cet élément particulier que l’AMF insiste pour justifier le possible impact sur le marché et par conséquent leur mise en cause.
Peu importe pour cette dernière qu’il s’agisse d’informations publiées dans le cadre strictement professionnel ou non, et le support de cette publication. Dès lors que ces avis sont émis par des professionnels en la matière sans le minimum de vérifications requises, l’AMF entendra appliquer son Règlement.