L’administration fiscale peut saisir un serveur même si la comptabilité de plusieurs contribuables s’y trouve
Publié le 24/03/2013 par Etienne Wery
Trois sociétés norvégiennes se plaignaient que l’administration fiscale leur ait enjoint de remettre à ses inspecteurs une copie de l’intégralité des données du serveur informatique qu’elles partageaient. Pour elles, il y a une ingérence disproportionnée. Pas du tout dit la Cour strasbourgeoise (droit de l’homme) : des raisons d’efficacité s’opposent à ce que le champ d’action de l’administration fiscale soit limité par le fait qu’un contribuable utilise un système d’archivage partagé, même si celui-ci contient des données appartenant à d’autres contribuables. En outre, des garanties contre les abus avaient été mises en place
Principaux faits
Les requérantes, Bernh Larsen Holding AS (« B.L.H. »), Kver AS (« Kver ») et Increased Oil Recovery AS (« I.O.R. »), sont des sociétés à responsabilité limitée de droit norvégien dont les sièges sociaux respectifs se trouvent à Bergen (Norvège).
En mars 2004, les autorités fiscales locales enjoignirent à B.L.H. d’autoriser leurs inspecteurs à effectuer une copie de toutes les données stockées dans son serveur informatique. B.L.H. les autorisa à accéder à ce serveur, mais refusa de leur remettre une copie de l’intégralité des données qu’il contenait au motif qu’il appartenait à la société Kver et que d’autres sociétés l’utilisaient pour y stocker leurs données. La société Kver, qui s’était opposée à la saisie de l’intégralité du serveur par les autorités fiscales, fut avertie qu’elle ferait elle aussi l’objet d’un contrôle fiscal. Aussitôt après avoir accepté de remettre à l’administration fiscale une bande magnétique contenant une sauvegarde des données des mois passés, B.L.H. et Kver adressèrent à la Direction centrale des affaires fiscales une réclamation dans le but de se voir restituer cette bande dans les plus brefs délais. Celle-ci fut placée sous scellés dans l’attente d’une décision sur leur réclamation. Après que Kver les eut informées que trois autres sociétés utilisaient le serveur et qu’elles étaient touchées par la saisie, les autorités fiscales avertirent ces sociétés tierces qu’elles feraient elles aussi l’objet d’un contrôle. L’une d’entre elles, I.O.R., adressa une réclamation à la Direction centrale des affaires fiscales.
En juin 2004, la Direction centrale des affaires fiscales informa Kver et I.O.R. que l’avis de contrôle les concernant était annulé, mais confirma que B.L.H. subirait un contrôle et qu’elle devrait autoriser ses inspecteurs à accéder au serveur. Les trois sociétés requérantes contestèrent cette décision, qui fut confirmée par un tribunal de première instance en juin 2005 et par une cour régionale en avril 2007. Ces juridictions jugèrent que les dispositions juridiques pertinentes (à savoir les articles 4 à 10 de la loi fiscale) autorisaient l’administration fiscale à copier des données en vue de les contrôler dans ses locaux et que le partage d’un serveur par plusieurs sociétés ne justifiait pas un refus d’accès à l’administration fiscale, un serveur partagé devant être assimilé à des archives papier partagées aux fins des dispositions en question.
Le 20 novembre 2007, la Cour suprême confirma l’arrêt de la cour régionale par quatre voix contre une. Elle jugea notamment que les dispositions légales applicables habilitaient les autorités fiscales à accéder à tous les dossiers – y compris les documents stockés sur support électronique, même s’il ne s’agissait pas de documents comptables – contenant selon elles des informations pertinentes aux fins du calcul de l’impôt. Elle considéra que, dans un souci d’efficacité, l’accès en question devait être relativement large. En conséquence, elle rejeta la thèse des sociétés requérantes selon laquelle l’administration fiscale était liée par la sélection des dossiers contenant des documents pertinents aux fins du calcul de l’impôt ou d’un contrôle fiscal qu’il appartenait à chaque contribuable de lui adresser. Elle précisa que la mesure litigieuse n’était pas assimilable à une saisie opérée dans le cadre d’une procédure pénale, mais que les sociétés concernées n’en étaient pas moins tenues de se conformer à l’injonction qui leur avait été faite d’autoriser l’accès à leurs archives.
Griefs et décision de la Cour
Les sociétés requérantes soutenaient que la décision de l’administration fiscale portait atteinte à leurs droits au titre de l’article 8. Elles alléguaient en particulier que la mesure litigieuse était entachée d’arbitraire.
La Cour estime que l’injonction faite aux sociétés requérantes de laisser les inspecteurs des impôts accéder à l’intégralité des données stockées sur le serveur partagé par les intéressées et d’en faire une copie s’analyse en une ingérence dans leur droit au respect de leur « domicile » et de leur « correspondance » au sens de l’article 8. L’injonction en question visait les trois sociétés requérantes. Selon elles, la copie de sauvegarde du serveur contenait aussi les courriels personnels de leurs salariés. Toutefois, aucun d’entre eux ne s’étant plaint en justice d’une ingérence dans son droit au respect de la vie privée, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher s’il y a eu ou non atteinte à la « vie privée ». En revanche, il convient de tenir compte de l’intérêt légitime des sociétés concernées à protéger la vie privée de leurs employés pour apprécier si l’ingérence était ou non justifiée.
La Cour constate que l’ingérence dénoncée avait une base légale en droit interne. Les dispositions pertinentes de la loi fiscale, telles qu’interprétées par la Cour suprême norvégienne, habilitent les inspecteurs des impôts procédant à un contrôle fiscal à accéder aux archives des sociétés, y compris aux documents stockés sur support électronique. Si ces archives avaient été divisées en plusieurs volumes bien délimités attribués à chacune des sociétés concernées, les autorités fiscales auraient pu identifier les zones du serveur contenant les informations pertinentes. Dès lors que tel n’était pas le cas, les autorités fiscales étaient habilitées à accéder à l’intégralité du serveur et à copier les documents qu’il leur paraissait opportun de vérifier. Aucune des règles de droit applicables n’interdisait aux inspecteurs des impôts d’emporter une copie de sauvegarde du serveur dans les locaux de l’administration fiscale en vue d’un contrôle. Par ailleurs, il ne prête pas à controverse entre les parties que la loi applicable était accessible.
En outre, la Cour estime que la loi en question était suffisamment précise et prévisible. Les sociétés requérantes alléguaient que la copie de sauvegarde emportée par les inspecteurs leur permettait d’accéder à une grande quantité de données sans rapport avec le calcul de l’impôt et ne relevant donc pas du champ d’application des dispositions pertinentes. Toutefois, comme l’a expliqué la Cour suprême norvégienne, le champ d’action de l’administration fiscale doit être relativement étendu au stade préparatoire. Dans ces conditions, les autorités fiscales ne peuvent être liées par les indications données par les contribuables sur les dossiers considérés par eux comme étant pertinents, même lorsque les dossiers en question contiennent des documents appartenant à d’autres contribuables.
Par ailleurs, les dispositions pertinentes ne confèrent pas aux autorités fiscales un pouvoir discrétionnaire absolu, l’objet d’une injonction faite à un contribuable d’ouvrir l’accès à ses archives étant clairement défini. Pareille injonction n’autorise pas les autorités à exiger l’accès à des dossiers appartenant entièrement à d’autres contribuables. Cela étant, la Cour ne discerne aucun motif de s’écarter de la conclusion de la Cour suprême norvégienne selon laquelle les dossiers des sociétés requérantes n’étaient pas clairement séparés. Dans ces conditions, les intéressées pouvaient raisonnablement prévoir que les autorités fiscales souhaiteraient accéder à l’intégralité des données stockées sur le serveur pour apprécier par elles-mêmes la pertinence des données en question.
La Cour souscrit à la thèse du gouvernement norvégien selon laquelle les mesures critiquées ont été adoptées par l’administration fiscale dans l’intérêt du bien-être économique du pays et qu’elles poursuivaient dès lors un objectif légitime aux fins de l’article 8.
Par ailleurs, la Cour n’aperçoit aucune raison de remettre en question la position adoptée par le législateur norvégien lors de l’élaboration des dispositions juridiques applicables, selon laquelle le contrôle des archives constitue une mesure nécessaire pour vérifier efficacement les informations fournies à l’administration fiscale et en améliorer la précision. Dans ces conditions, la justification avancée par les autorités fiscales pour accéder au serveur et en réaliser une copie de sauvegarde en vue d’en examiner le contenu dans leurs locaux était pertinente et suffisante.
En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure litigieuse, la Cour relève que la procédure par laquelle les autorités ont obtenu une copie de sauvegarde du serveur comportait un certain nombre de garanties contre les abus. La société B.L.H. avait été avertie de l’intention des autorités fiscales de procéder à un contrôle fiscal un an à l’avance, et ses représentants ainsi que ceux de la société Kver étaient présents lors de l’inspection sur les lieux menée par les inspecteurs des impôts. Les sociétés concernées ont pu se plaindre de la mesure litigieuse, et la copie de sauvegarde a été placée dans une enveloppe scellée conservée dans les locaux de l’administration fiscale dès le dépôt de leur plainte dans l’attente de la décision à intervenir. Les dispositions légales pertinentes prévoyaient d’autres garanties pour les contribuables, leur accordant notamment le droit d’assister à la levée des scellés et de se voir remettre un exemplaire du rapport de contrôle fiscal.
En outre, comme l’a relevé la Cour suprême, la copie du serveur devait être détruite et les informations y figurant intégralement effacées des ordinateurs et des dispositifs de stockage de l’administration fiscale à l’issue du contrôle. Par ailleurs, sauf accord du contribuable concerné, les autorités ne sont pas autorisées à conserver certains des documents détenus par elles. Enfin, l’ingérence ne présentait pas le même degré de gravité que celles qui peuvent se produire lors de perquisitions ou de saisies réalisées dans le cadre d’une enquête pénale. Ainsi que l’a souligné la Cour suprême, le refus de coopérer opposé par un contribuable a des conséquences exclusivement administratives. En outre, les sociétés requérantes étaient partiellement responsables de la mesure litigieuse, leur choix d’un système d’archivage partagé implanté sur un serveur commun ayant compliqué la tâche des autorités fiscales au moment où elles ont tenté de distinguer les zones réservées à chacun des utilisateurs du serveur et d’identifier les dossiers pertinents.
En résumé, la Cour estime qu’il existait des garanties effectives et adéquates contre les abus et que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit des sociétés au respect de leur « domicile », de leur « correspondance » et leur intérêt à protéger la vie privée de leurs employés, et, d’autre part, l’intérêt public qui s’attache à la réalisation de contrôles efficaces aux fins du calcul de l’impôt. En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8.
(source : cour européenne des droits de l’homme – CEDH 080 – 2013, requête 24117/08)