La redevance copie privée en plein débat
Publié le 04/11/2010 par Etienne Wery , Veronique Delforge
Il y a 10 jours, la Cour de justice tranchait: la simple capacité des équipements ou appareils à réaliser des copies suffit à justifier l’application de la redevance pour copie privée. Mais, l’application sans distinction de la redevance, notamment à l’égard d’appareils/supports mis à la disposition de personnes autres que des personnes physiques et à des fins manifestement étrangères à celle de copie privée, n’est pas conforme à la directive. Aujourd’hui, place à l’interprétation et à l’application…
Toute copie d’une œuvre nécessite l’accord de l’auteur qu’il conditionnera souvent à un paiement. Cependant, devant la difficulté d’appliquer ce principe dans la sphère privée l’exception de copie privée a été instaurée. Elle permet à chacun de bénéficier chez soi d’un espace pour la copie privée de films ou de musique.
En 2001, afin de tenir compte de l’évolution du numérique, permettant des reproductions en nombre illimité, à faible coût et en qualité irréprochable, le législateur instaura la notion de « compensation équitable» : il s’agissait de mettre en place un système destiné à financer la perte de revenus liée à la copie privée, en tenant compte du préjudice potentiel subi par le titulaire du droit d’auteur, du paiement déjà reçu et du degré d’utilisation des mesures techniques de protection.
La Belgique, au même titre que plusieurs autres pays, a transposé ce principe en taxant des appareils et supports de sauvegarde. La redevance est par exemple de 0,12 € sur un CDR data, 0,40 € sur un DVD ou 9 € pour les disques dur externes de plus de 1TB.
Le produit de la redevance est remis in fine aux ayants droits par l’intermédiaire de la société de gestion collective Auvibel.
Taxer tous les supports? Pas si simple…
Une question se pose cependant : Peut-on fixer une redevance forfaitaire sur l’ensemble des supports de sauvegarde vendus ou seulement sur ceux présumés utilisés afin de réaliser des copies privées?
Posée précisément, la question revient à se demander si on peut taxer un support de sauvegarde utilisé uniquement pour enregistrer des films personnels, des souvenirs de familles non protégés par le droit d’auteur ? Ou si on peut pareillement réclamer une taxe pour des supports mis à disposition d’entreprises à des fins professionnelles, non privées?
Il est claire que la méthode forfaitaire, certes simple à mettre en pratique, soulève les critiques et déplait notamment aux fabricants et vendeurs des supports dorénavant taxés. C’est d’ailleurs à leur demande que dans le cadre d’un litige mettant en cause le système espagnol (similaire en son principe au système belge), la justice européenne a été saisie.
Dans son avis rendu en mai, l’Avocat Général estima que pour des raison d’ordre pratique, le recours à un forfait pour le calcul de la compensation équitable était conforme à la directive. Il ajouta cependant que le législateur national devait s’assurer qu’il existe un lien suffisamment étroit entre l’acte portant atteinte au droit de reproduction de l’auteur et la compensation financière pour copie privée correspondante. Il en déduisit qu’un système national, tel celui de l’Espagne, appliquant sans distinction une redevance pour copie privée à tous les équipements, appareils et supports était contraire à la directive, du fait qu’il ne peut être supposé que ces derniers sont utilisés pour réaliser des copies privées.
L’arrêt CJUE du 21 octobre 2010
Dans son arrêt, la Cour observe que le critère de base pour calculer la «compensation équitable», est le préjudice subi par l’auteur. Selon elle, la directive demande qu’un «juste équilibre» soit maintenu entre les titulaires des droits et les utilisateurs des objets protégés. Il incombe donc, en principe, à la personne qui a réalisé une telle reproduction pour son usage privé de réparer le préjudice en finançant la compensation qui sera versée au titulaire.
La redevance copie privée est alors à charge de l’utilisateur privé qui réalise une copie privée. Toutefois, en raison de la difficulté pratique de l’identifier et de lui faire payer la taxe, elle peut également, selon la Cour, être à charge des personnes qui mettent à sa disposition des équipements, appareils ainsi que de supports de reproduction numérique. Ces industriels, ont d’ailleurs la possibilité de répercuter le montant de la redevance sur leurs clients (utilisateurs privés), à travers le prix de vente des supports, de sorte qu’en définitive, la charge pèse ces derniers.
La Cour estime ensuite qu’il doit exister une lien entre l’application de la «redevance pour copie privée » et l’usage à des fins de reproduction privée. Selon elle :
– Lorsque les équipements ou appareils sont mis à la disposition de personnes physiques en tant qu’utilisateurs privés, il n’est nullement nécessaire d’établir que celles-ci ont effectivement réalisé des copies privées. En effet, dans pareil cas selon la Cour, la simple capacité de ces équipements ou de ces appareils à réaliser des copies suffit à justifier l’application de la redevance pour copie privée.
– Par contre, l’application sans distinction de la redevance, notamment à l’égard d’équipements, d’appareils et de supports de reproduction mis à la disposition de personnes autres que des personnes physiques et à des fins manifestement étrangères à celle de copie privée, n’est pas conforme à la directive.
Dans la mesure où le droit européen prime le droit national, la copie (privée) va devoir être analysée dans notre pays au regard de ces enseignements.
En 2008, notre Cour Constitutionnelle (Arrêt 152/2008 du 6 novembre 2008), saisie d’une question similaire, validait notre système de redevance forfaitaire en citant les travaux préparatoires de la loi : « Certes le recours à une technique forfaitaire aura pour conséquence que la rémunération réclamée le sera à tous, et donc également aux consommateurs qui ne commettent aucun acte de piraterie (ainsi, lorsque la cassette vidéo ne servira qu’à enregistrer une fête de famille). La technique forfaitaire apparait toutefois comme la seule possible dans la pratique. »
Il convient cependant d’être prudent avant de condamner ce système.
Il faut en outre s’armer de patience et attendre les suites qui seront données à cet arrêt de la Cour de Justice dont on peine encore à faire ressortir un enseignement claire et unanime.
Un arrêt alambiqué d’où chacun tire son interprétation
Le problème provient en effet de ce que, les nombreux acteurs impactés par la redevance copie privée sont en train de donner des lectures différentes de cet arrêt.
Les industriels, fabricants, vendeurs de supports et appareils soutiennent ainsi que par cet arrêt, la Cour entend interdire la taxation de tous supports acquis par des usagers professionnels dans la mesure où ces derniers sont présumés ne pas être utilisés à des fins de copie privée.
Cela devrait signifier par exemple qu’on ne pourrait réclamer de redevances sur des CD vierges mis à disposition d’une agence bancaire en partant du principe qu’étant acquis par un professionnel, ils sont donc, présumés non utilisés à des fins privées.
Les bénéficiaires de la redevance contestent cette lecture trop rapide et orientée de l’arrêt.
En Belgique par exemple, les Sociétés de Gestion Collective rappellent que l’usage professionnel d’un support est déjà pris en compte lors de la fixation des redevances:
•- Une première distinction serait en effet opérée entre les appareils-supports « manifestement utilisés pour la copie privée » et les autres, ce qui permet d’exclure des appareil destinés à un usage professionnel ( serveurs ou disques durs techniques SSD, etc.);
•- On tiendrait en outre compte du degré d’utilisation de la copie privée sur chaque support. Par exemple, sur un téléphone MP3, le montant de la taxe aurait été réduit sur base du fait que seuls 17% de son espace de stockage étaient destinés à la copie privée, le reste servant à stocker des fichiers personnels et professionnels.
Sur ce dernier point, la question qui se pose est alors de savoir si cette prise en compte en amont du degré d’utilisation de supports pour la copie privée est suffisant en regard de cet arrêt? Peut-on en d’autres termes faire coïncider notre critère de taxation des supports « manifestement utilisés pour la copie privée » avec celui de la Cour qui consiste à ne pas taxer les supports « manifestement réservés à des usages autres que la copie privée »?
Plus pratiquement, imaginons la mise à disposition d’un tel téléphone MP3 auprès d’employés d’un entreprise. Sera t’il « manifestement » réservé à des usages étrangers à la copie privée en sachant qu’il pourrait inclure de la copie privée ? La redevance y appliquée pourrait-elle être déclarée illégale même si elle ne tient compte que de cet usage minoritaire de copie privée ?
On constate ici que le terme « manifestement » est capital. De son interprétation va dépendre beaucoup. En effet, si cette condition semble remplie pour un téléphone professionnel, peut-on en dire autant des cd, dvd vierges, clés usb, mis à disposition d’une entreprise ? Il pourrait à cet égard être soutenu, que même s’ils sont mis à disposition de personnes autres que des personnes physiques (1), ils ne sont a priori pas « manifestement réservés à des usages autres que la copie privée » (2) puisqu’ils peuvent en soi stocker des fichiers audio ou musicaux autres que professionnels ou privés…
Quoi qu’il en soi, si le filtre en amont en place dans certains pays dont le nôtre, ne suffisait pas, pourquoi, peut être ne pas imaginer un système de remboursement a posteriori de la redevance sur base de déclarations prouvant l’utilisation manifestement professionnelle du support acquis ?
En Belgique, un tel système de remboursement existe déjà pour certaines catégories de personnes visées à l’article 57 de la loi du 30 juin 1994 sur le droit d’auteur dont notamment, les producteurs d’œuvres sonores et audiovisuelles, les organismes de radiodiffusion, les institutions aveugles, sourds, hôpitaux, prisons, établissements d’aide à la jeunesse, etc. Pourquoi ne pas l’étendre ?
On le voit, il existe encore beaucoup de pistes à explorer et de réponses à trouver, à partir de cet arrêt inédit – déjà sujet à de nombreuses interprétations – et notre système belge de « compensation équitable » récemment aboutit.