La protection des noms de domaine en Chine
Publié le 23/11/2003 par Aubin de Perthuis
Parallèlement au développement de l’Internet en Chine (selon le dernier “Statistical Survey Report on the Internet Development in China” publié par le CNNIC en juillet dernier, le nombre d’utilisateurs était de 68 millions et le nombre de noms de domaine terminés par « .cn » de 250.651 au 30 juin 2003.), le nombre d’affaires de…
Parallèlement au développement de l’Internet en Chine (selon le dernier “Statistical Survey Report on the Internet Development in China” publié par le CNNIC en juillet dernier, le nombre d’utilisateurs était de 68 millions et le nombre de noms de domaine terminés par « .cn » de 250.651 au 30 juin 2003.), le nombre d’affaires de « cybersquatting » s’est multiplié au cours des trois dernières années.
De nombreuses marques étrangères, telles qu’IKEA, Dupont De Nemours, TOEFL ou Michelin, ont intenté des actions en vue de faire cesser l’exploitation abusive de leur marque comme nom de domaine et obtenu gain de cause.
Ces actions ont pris la forme soit d’un recours devant le Centre de règlement des différends relatifs aux noms de domaine (ci-après désigné le CRD) soit d’un recours judiciaire, l’un n’étant pas exclusif de l’autre.
- Le Centre de règlement des différends relatifs aux noms de domaine (CRD)
La Chine enregistra son suffixe national «.cn » en 1990 et le premier serveur utilisant ce suffixe fut mis en fonction en 1994. Le « China Internet Network Information Center » (CNNIC) fut créé en 1997 et est responsable de l’enregistrement et de l’administration des noms de domaine utilisant le suffixe «.cn » (http://www.cietac.org.cn/english/e_cd18/e_cd18_1.htm).
S’inspirant directement de la procédure « Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy » (UDRP) adoptée en 1999 par l’ « Internet Corporation for Assigned Names and Numbers » (ICANN), le CNNIC a à son tour adopté en 2000 une procédure de règlement des différends relatifs aux noms de domaine utilisant le suffixe national (Rules For Uniform Domain Name Dispute Resolution Policy du 26 août 1999, remplacé depuis par le CNNIC Domain Names Dispute resolution Policy, entré en vigueur le 30 septembre 2002.).
Ce Règlement prévoyait la création d’un Centre en charge du règlement des différends relatifs aux noms de domaine. Ce Centre a été créé en décembre 2000 et fonctionne depuis le 1er janvier 2001. Il dépend directement du « China International Economic and Trade Arbitration Commisssion » (CIETAC) et dispose de ses propres règles de procédure (Rules For CNNIC Domain Name Dispute Resolution Policy et Supplemental Rules to CNNIC Domain Name Dispute Resolution, tous deux entrés en vigueur le 30 septembre 2002.).
Par ailleurs, ce Centre, situé à Pékin, est l’un des deux bureaux avec Hong Kong du « Asian Domain Name Dispute Resolution Center (ADNDRC : http://www.adndrc.org/adndrc/bj_home.html). L’ADNDRC est l’unique centre en Asie et l’un des quatre centres au monde accrédités par l’ICANN.
A ce titre, le CRD est également compétent pour connaître des différends relatifs aux « Top Level Domain » (TLD) utilisant les suffixes génériques « .com », « .net », « .org », « .biz », « .name », « .info », « .pro », « .coop », « .aero » et « .museum ». Les différends relatifs à ces noms de domaine sont régis par la procédure UDRP.
Au cours de l’année 2003 (Statistiques au 15 octobre 2003), le CRD a été saisi de 8 affaires en tant que bureau de l’ADNDRC, toutes impliquant le suffixe générique « .com », telle qu’ « essocn.com » ou « saule.com » (A titre d’anecdote, on notera qu’une action a été intentée devant le bureau de Hong Kong en janvier 2003 par une société belge concernant le nom de domaine « Blackcherrymedia.com » contre une société américaine, plainte depuis retirée).
En ce qui concerne les noms de domaine terminés par « .cn », 69 affaires ont été tranchées par le CRD au cours de cette année (Statistiques au 5 novembre 2003). Parmi ces affaires, une majorité concernait l’exploitation abusive d’un nom de domaine relatif à une marque étrangère, telles que « google.com.cn », « vogue.com.cn », « caesars.com.cn », « sharp.cn », « disney.cn », « bic.cn », « viagra.cn » ou « michelin.cn ».
Il convient également de noter que la société chinoise « Beijing Cinet Info Inc. » était partie défenderesse dans 17 de ces affaires et a été, par 15 fois, condamnée à céder le nom de domaine à son légitime titulaire (dans deux affaires visant les noms “google.com.cn” et “hummer.com.cn”, la plainte a été rejetée par le CRD). Cette société, qui s’est spécialisée dans l’enregistrement de noms de domaine similaires à des marques étrangères (Jin Ling, Protecting Famous Trademarks in Domain Names, www.domainnotes.com, http://domainnotes.com/news/article/0,,5281_440011_1,00.html), a également été plusieurs fois condamnée par les Cours et Tribunaux, notamment dans l’affaire IKEA.
L’affaire TOEFL, rendue en 2001, constitue une bonne illustration de la manière pragmatique dont le CRD opère.
Illustration : l’affaire TOEFL
La société américaine « Educational Testing Services » (ETS) administre l’examen d’anglais comme langue étrangère (TOEFL). Début des années 80, elle a commencé à introduire cet examen en Chine et a enregistré la marque « TOEFL » en 1983 à la fois sous sa désignation anglaise et chinoise (tuofu en pinyin) (Arbitration on Domain Name of TOEFL Trademark, case study in China Patent and Trademark, article cité dans la lettre d’information de l’Union des Fabricants n°2 de 2002).
En novembre 2001, ETS découvre que la société Wuxi City Xiaobaihe Supermarket Co., Ltd. (Xiaobaihe) a enregistré les noms de domaine « tuofukaoshi.zhongguo » et « tuofukaoshi.cn » (sous la forme de caractères), tous les deux signifiant « TOEFL.Chine ». A cette même date, elle découvre qu’une autre société Beijing Dongfangrongqui Science and Technology (Dongfangrongqui) a également enregistré les noms de domaine « tuofu.cn » et « tuofu.zhongguo » (sous la forme de caractères).
ETS introduit deux requêtes devant le CRD, l’une contre Xiaobaihe et l’autre contre Dongfangrongqui pour faire cesser l’exploitation abusive de sa marque via ces noms de domaine.
Seule Xiaobaihe fit valoir des éléments en réponse. Elle indiquait qu’elle avait enregistré les deux noms de domaine afin de créer un site éducatif et avait autorisé son associé, la société Jinbanbchangye à utiliser ces noms pour son site www.pda168.com, dont l’activité principale était de fournir des services éducatifs relatifs au TOEFL. Elle n’avait donc pas agi de mauvaise foi. Par ailleurs, depuis son ouverture au public en juillet 2000, le site avait acquis une notoriété considérable puisqu’il disposait de près de 50.000 abonnés et qu’entre 30.000 et 40.000 internautes le visitaient tous les jours.
Le CRD considéra que :
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Xiaobaihe n’avait aucun droit sur le nom de domaine ni aucun intérêt légitime s’y attachant ;
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Bien que cette société n’avait pas cherché à vendre ce nom de domaine, elle avait agi de mauvaise foi et empêché le légitime titulaire de ce nom de domaine, ETS, de l’enregistrer ;
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En enregistrant ces noms de domaine et en autorisant une tierce partie à les utiliser, elle avait et continuait de causer un préjudice à ETS ;
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La présence d’un site web utilisant TOEFL comme nom de domaine et offrant des services éducatifs portait à confusion et trompait l’internaute.
Le CRD ordonna le transfert immédiat des deux noms de domaine à ETS.
En ce qui concerne l’activité de Dongfangrongqui, le CRD découvra que :
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cette société avait créé un site web « www.Finew.com » dans lequel la rubrique Alumni comprenait, entre autres, une liste d’Alumni de l’Université de Science et Technologie ainsi que de l’Université de Pékin ;
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cette société était située dans le campus de l’Université de Pékin où le TOEFL était administré.
Il considéra donc que :
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il y avait suffisamment de preuves attestant que Dongfangrongqui connaissait le lien entre ETS et le TOEFL ;
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elle avait agi de mauvaise foi et aurait trompé le public, une fois le site mis en route.
Le CRD ordonna également le transfert immédiat des deux noms de domaine à ETS.
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- L’action devant les Cours et Tribunaux
La Cour Suprême a publié le 26 juin 2001 une Interprétation sur la question des litiges relatifs aux noms de domaine (Judicial Interpretation on Several Issues Relating to the Application of Law in Adjudication of Cases of Civil Disputes over Domain Names on Computer Network, publié le 26 juin 2001 et entré en vigueur le 24 juillet 2001).
L’article 4 de cette Interprétation prévoie que conformément aux Principes généraux de droit civil et à la Loi sur la concurrence, les cours et tribunaux peuvent connaître des litiges relatifs aux noms de domaine lorsque :
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Le requérant invoque la violation d’un droit dont il est le légitime titulaire;
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La totalité ou une partie du nom de domaine constitue une reproduction, imitation, traduction ou translittération d’une marque notoire du requérant ; ou est identique ou similaire à une marque ou un nom de domaine du requérant et susceptible de créer une confusion au sein du public ;
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Le détenteur du nom de domaine n’a aucun droit sur celui-ci ni aucun intérêt légitime s’y attachant ;
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Le nom de domaine a été enregistré et utilisé de mauvaise foi.
On notera que ces conditions sont très proches de celles prévues par l’UDRP et par le CNNIC Domain Names Dispute Resolution Policy.
Contrairement à la procédure devant le CRD, il n’y a pas de distinction ici entre les noms de domaine terminés par « .cn » et ceux utilisant un suffixe générique tels que « .com ». Par contre, cette interprétation indique que si le nom de domaine est étranger (si l’une des parties est étrangère ou le nom de domaine est enregistré à l’étranger), le tribunal devra agir conformément à la quatrième partie de la Loi de procédure civile (Article 2 de l’Interprétation).
L’affaire IKEA est la première impliquant une marque étrangère et un nom de domaine enregistré en Chine. Le raisonnement suivi par le tribunal dans cette affaire a servi de modèle à de nombreuses décisions postérieures et a fortement influencé le contenu de l’Interprétation sus-mentionnée.
Illustration : l’affaire IKEA
Le 21 septembre 1999, la société Inter IKEA System introduit une requête devant le Tribunal n°2 de Pékin contre la société Beijing Cinet relative à l’enregistrement du nom de domaine « ikea.com.cn » (Jin Ling, Protecting Famous Trademarks in Domain Names in www.domainnotes.com, 17 août 2000, http://domainnotes.com/news/article/0,,5281_440011_1,00.html).
Le requérant fit valoir qu’il était le propriétaire de la marque IKEA enregistrée dans plus de 90 pays, dont la Chine. La marque servait alors d’enseigne à 155 grands magasins dans 29 pays, dont deux en Chine, l’un à Pékin et l’autre à Shanghai. De plus, le requérant avait dépensé une part importante de son budget à la promotion et à la publicité de cette marque dans le monde et en Chine (idem).
Par ailleurs, le requérant fit valoir que la société Beijing Cinet s’était fait une spécialité d’enregistrer des marques notoires étrangères comme noms de domaine, telles que « Boss », « Cartier », « Rolex » ou « Carlsberg », sans les utiliser réellement (idem).
En conséquence, IKEA demanda l’annulation de ce nom de domaine et la condamnation de Beijing Cinet aux dépens.
Beijing Cinet fit valoir qu’elle avait elle-même créé le nom « IKEA » par la combinaison du « i » d’Internet et de « kea » sorte de perroquet au très beau plumage. Les perroquets sont reconnus en Chine comme des oiseaux capables d’imiter la voie humaine. Or, elle avait justement l’intention de créer un service de « voice mail » sur l’Internet.
De plus, elle fit valoir que noms de domaine et marques sont deux matières différentes et que l’actuelle protection relative aux marques ne devait pas être étendue aux noms de domaine. Par ailleurs, IKEA n’était pas reconnue comme marque notoire en Chine en 1997, date de l’enregistrement du nom de domaine (idem).
Enfin, l’enregistrement du nom de domaine « ikea.com.cn » a été autorisé par le CNNIC. S’agissant d’une contestation relative à ce nom de domaine, l’action devait être introduite devant cette autorité et non devant le présent Tribunal.
Le Tribunal considéra que :
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IKEA était le légitime titulaire de la marque « IKEA » ;
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Cette marque était notoire ;
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Cette marque n’était pas la création de Beijing Cinet ;
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L’utilisation du nom de domaine « ikea.com.cn » serait susceptible de porter à confusion et tromper les consommateurs ;
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Cette utilisation porterait atteinte à la réputation de la marque et aux droits et intérêts d’IKEA ;
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Un tel enregistrement empêchait IKEA d’enregistrer ce nom de domaine et de l’utiliser à des fins commerciales, ce qui constituait une concurrence déloyale ;
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L’enregistrement par Beijing Cinet d’un nombre conséquent de noms de domaine utilisant des marques étrangères prouvait à suffisance sa mauvaise foi (idem).
Par conséquent, le Tribunal ordonna à Beijing Cinet de cesser immédiatement l’utilisation de ce nom de domaine, l’annulation de son enregistrement et la condamna aux dépens.
Cette décision a fait l’objet d’un pourvoi devant la Cour d’appel de Pékin (Cour d’appel de Pékin, Gao Zhi Zhong Zi, n°76, 2000) qui confirma la décision de première instance, à l’exception du caractère notoire de la marque « IKEA » considérant que seule l’Administration du Commerce et de l’Industrie était compétente pour reconnaître le caractère notoire d’une marque. L’article 6 de l’Interprétation de la Cour Suprême sus-mentionnée reconnaît depuis aux cours et tribunaux une telle compétence.
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- Conclusion
Si l’on compare ces deux modes de règlement des différends relatifs aux noms de domaine, la procédure devant le CRD présente bien des avantages.
Elle a le mérite d’être rapide, rarement plus de deux mois, peu coûteuse, pas de frais de représentation, et facile d’exécution, le CRD peut d’office, à l’expiration d’un délai de 10 jours à compter de la publication de la décision (Article 15 du Domain Names Dispute resolution Policy ), opérer le transfert du nom de domaine ou son annulation.
Par contre, toute partie peut avant que la plainte soit déposée, pendant la procédure ou après que la décision ait été rendue, intenter une action judiciaire ou recourir à l’arbitrage (Article 14 du Domain Names Dispute resolution Policy ).
Cependant, une telle action n’interrompt pas automatiquement la procédure devant le CRD, le(s) expert(s) désigné(s) pouvant décider de suspendre, terminer ou continuer l’examen de l’affaire (Article 41 du Domain Names Dispute resolution Policy ). Si endéans le délai de 10 jours suivant la publication de la décision du CRD, l’une des parties prouve qu’une juridiction judiciaire ou arbitrale a été valablement saisie, le Centre suspendra son exécution (Article 15 du Domain Names Dispute resolution Policy ).
Enfin, le CRD ne peut pas condamner le cybersquatteur à des dommages et intérêts, contrairement à un tribunal (Cependant, les quelques condamnations judiciaires déjà prononcées ont toujours porté sur des montants très faibles), ce qui est regrettable lorsqu’il s’agit d’un multirécidiviste mais cependant ne constitue pas l’objectif principal du cybersquatté.
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