La Loterie Nationale ne peut pas refuser sans motif un nouveau point de vente (librairie)
Publié le 23/05/2010 par Olivier Lenglez
La Loterie Nationale peut-elle commettre un acte contraire aux usages honnêtes en refusant à un libraire l’installation d’un terminal de vente on-line dans sa librairie? C’est en substance la question à laquelle a été appelé à répondre le tribunal de commerce de Bruxelles, siégeant en cessation, dans sa décision du 12 avril 2010.
Après avoir brièvement exposé les faits et l’objet de la demande, nous poserons le cadre normatif général, résumerons la motivation du tribunal et formulerons quelques observations sous l’angle du droit de la concurrence et de l’action en cessation.
Faits de la cause et objet de la demande
En raison de défauts de paiements, la Loterie Nationale avait retiré à un libraire le droit de vendre ses produits via un terminal on-line. Elle avait ensuite autorisé deux nouveaux centres on-line situés dans la même zone géographique. Le fonds de commerce de la première librairie fut finalement repris et le repreneur sollicita de la Loterie une nouvelle autorisation de vente via un terminal on-line.
A la suite de sa première demande, refusée, un autre point de vente situé à proximité avait fermé. Malgré un avis favorable du bureau régional de la Loterie, le nouveau libraire s’était vu opposé à ses demandes répétées un refus persistant, sur la considération qu’une “nouvelle implantation dans un environnement déjà suffisamment couvert ne pouvait plus être envisagée pour des question de rentabilité commerciale”, étant entendu que “l’objectif principal d’une ouverture de centre on-line est de fidéliser de nouveaux clients et non de disperser les clients existants dans un nombre croissant de centres on-line”.
Cette décision de la Loterie Nationale n’était pas autrement motivée, et le libraire la contesta via une action en cessation, considérant:
- que ce refus était dénué de toute pertinence et rationalité économiques;
- que la Loterie Nationale abusait de sa position dominante sur le marché des produits de loterie en mettant en oeuvre une politique commerciale discriminatoire, non objective et non transparente à son égard par rapport à d’autres commerçants se trouvant dans des situations comparables;
- que cette pratique était de nature à lui infliger un désavantage concurrentiel en la privant de la possibilité de diversifier son activité commerciale, alors que cette possibilité est accordée à d’autres commerçants;
- que la politique discriminatoire, non objective et non transparente pratiquée par la Loterie Nationale constituait une pratique contraire aux usages honnêtes entre vendeurs qui porte atteinte à ses intérêts professionnels.
Réglementations applicables
Réglementation relative à la Loterie Nationale
Pour rappel, la loi du 19 avril 2002 relative à la rationalisation du fonctionnement et de la gestion de la Loterie Nationale (M.B. 4 mai 2002) a, entre autres missions, confié à cette dernière le monopole de l’organisation des loteries publiques (articles 6, §1, 1° et 7). Cette organisation doit se faire dans l’intérêt général et selon des méthodes commerciales (article 6, §1, 1°). L’article 3, §2 de la loi dispose en outre que les actes de la Loterie Nationale sont réputés commerciaux.
Conformément à son contrat de gestion (Contrat de gestion du 27 mars 2003 entre l’Etat belge et la Loterie Nationale, société anonyme de droit public, M.B. 21 mai 2003, approuvé par arrêté royal du 4 avril 2003, M.B. 21 mai 2003), la Loterie Nationale octroie aux points de vente le droit de vendre ses produits, sur base des critères fixés à l’article 15 du contrat de gestion, à savoir:
- l’exigence de moralité du vendeur (certificat de bonne vie et moeurs) ;
- la prise en compte de critères économiques objectifs (notamment le nombre de clients, la superficie disponible, le nombre de caisses, la rentabilité prévue) et ce, avec une préférence pour les points de vente présentant le potentiel de vente le plus élevé, éventuellement dans des limites établies par commune.
L’article 14 §4 de la loi du 19 avril 2002 précise quant à lui que toutes les clauses de ce contrat de gestion sont considérées comme contractuelles. Le contrat de gestion ne constitue donc pas un acte administratif ou règlement visé à l’article 14 des lois sur le Conseil d’Etat, coordonnées le 12 janvier 1973 (M.B. 21 mars 1973).
Réglementation en matière d’usages honnêtes
Pour rappel, l’article 94/3 de loi du 14 juillet 1991 sur les pratiques du commerce et l’information et la protection du consommateur (aujourd’hui repris à l’article 95 de la loi du 6 avril 2010 sur les pratiques du marché et la protection du consommateur, M.B. 12 avril 2010, en vigueur depuis le 12 mai 2010, qui a remplacé la loi du 14 juillet 1991 – en abrégé LPPC) dispose : Est interdit, tout acte contraire aux pratiques honnêtes du marché par lequel une entreprise porte atteinte ou peut porter atteinte aux intérêts professionnels d’une ou de plusieurs autres vendeurs (l’article 95 ayant à présent remplacé le terme ‘vendeurs’ par ‘entreprises’).
Décision du tribunal
En l’espèce, il n’était pas contesté que la Loterie revêtît la qualité de vendeur et que son refus portât atteinte aux intérêts du libraire en réduisant ses possibilités financières.
Le tribunal a, dans un premier temps, écarté l’abus de position dominante, estimant que le libraire n’indiquait pas en quoi ce refus affecterait la concurrence de manière sensible à son égard, ou fausserait la concurrence sur le marché belge concerné ou d’une partie substantielle de celui-ci. Le tribunal estimait à cet égard que puisqu’il n’était pas soutenu que les restrictions imposées du fait du monopole octroyé à la Loterie Nationale seraient disproportionnées au regard des objectifs de la loi sur la Loterie Nationale, le refus de celle-ci en ce qu’il aurait une conséquence défavorable sur la capacité de concurrence du libraire ne serait pas contraire aux usages honnêtes.
Le tribunal écarta ensuite la discrimination, estimant que le libraire n’était pas dans une situation semblable à celle des concurrents de sa commune dans la mesure où ceux-ci avaient déjà obtenu leurs droit de vente avant la demande du libraire, ni dans une situation comparable à celle d’autres vendeurs d’une autre zone qui se serait vu eux accordé un droit de vente malgré l’existence d’un point de vente déjà existant.
Notons que le libraire ne contestait pas le caractère raisonnable des critères de rentabilité économique fixés dans le contrat de gestion, mais bien l’absence de transparence dans leur application. C’est ce dernier motif que le tribunal va retenir, considérant que si la Loterie Nationale est bien la seule à pouvoir décider si une exploitation répond aux critères de l’article 15 du contrat de gestion, encore faut-il qu’elle ait étudié cette question.
Or, en l’espèce, sa décision avait reposé sur de simples postulats, le tribunal relevant que la Loterie Nationale:
- n’avait mené aucune étude coûts-bénéfices d’une nouvelle implantation dans la commune et aucune étude d’incidence de la fermeture d’un autre point de vente;
- n’indiquait pas en quoi une augmentation de son chiffre d’affaire ne serait pas possible par l’octroi d’un nouveau terminal, ou en quoi cet octroi diminuerait la rentabilité de l’autre point de vente existant ;
- ne fournissait aucune donnée chiffrée relative à la population concernée et au taux de pénétration de ses produits dans le secteur concerné, ni ses coûts d’installation et de fonctionnement.
Enfin, le tribunal relevait des éléments favorables à la demande du libraire dont la Loterie Nationale n’avait manifestement pas tenu compte:
- la fermeture d’un point de vente à proximité ;
- l’avis favorable du bureau régional de la Loterie Nationale ainsi que celui d’un de ses anciens directeurs commerciaux ;
- le fait que la Loterie elle-même avait indiqué qu’elle envisagerait de réétudier l’éventualité d’un placement en cas d’arrêt d’activité d’un centre on-line à proximité, arrêt qui était bien intervenu.
Après avoir fait le constat de ce manque de transparence et du caractère arbitraire de la décision de la Loterie Nationale, le tribunal conclut : “En raison de la situation de monopole de la Loterie Nationale et des répercussions financières d’un placement ou non d’un terminal on-line chez un libraire, le refus de la Loterie Nationale constitue un abus de droit, dans la mesure où il ne ressort pas des explications données par la Loterie Nationale qu’elle aurait appliqué au cas d’espèce ses critères objectifs d’un nouveau centre on-line. Le refus constitue par conséquent un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale”.
Il fut donc fait droit à la demande de cessation de ce refus.
Trois observations
1° Considérant la situation de monopole de la Loterie Nationale, la décision du tribunal ne peut qu’être approuvée, les faits de l’espèce ayant montré à suffisance que l’exercice de ce monopole ne reposait dans le cas d’espèce sur aucun critère objectif concret.
Il ne peut en effet s’agir pour la Loterie Nationale d’invoquer des critères objectifs économiques sans que ceux-ci soient par ailleurs établis, a fortiori lorsque la situation tend à démontrer le contraire de ce qu’elle affirme. Le jugement est donc intéressant sur ce point, en ce qu’il énumère très concrètement les données précises qui doivent justifier les décisions d’octroi de droits de vente par la Loterie Nationale pour que ces décisions soient licites.
La situation est bien entendu à mettre en rapport avec celle des refus de vente ou de refus de fourniture qui peuvent l’un et l’autre être considérés comme contraires aux usages honnêtes si le refus est illégitime, ce qui sera le cas si le refus constitue un abus de droit (D. Dessard, A. De Caluwé, Les usages honnêtes, Larcier, 2007, p.124 à 128 et spéc. 128, et la jurisprudence citée). Ce qu’a bien décidé le tribunal en l’espèce.
2° Bien qu’elle soit sans incidence sur le dispositif de la décision, la conclusion du tribunal sur une absence d’incidence sur la concurrence nous paraît discutable.
En effet, le juge des cessations peut, en matière d’atteinte à la concurrence, censurer des actes qui n’ont d’effet restrictif qu’à une moindre échelle (Gillardin, J., Putzeys, D., Les pratiques du commerce autour et alentour, Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1996, p.56-60).
Or, en l’espèce, ce n’était pas le monopole de la Loterie qui était contesté, mais bien l’exercice de ce monopole, lequel affectait manifestement la concurrence à l’échelle de la commune du libraire demandeur en cessation – ou à tout le moins, c’est une telle atteinte qui était alléguée. Il est donc étonnant que le tribunal ait, dans son appréciation, fait une application de l’influence sur la concurrence non pas concrètement, à l’échelle du cas qui lui était soumis, mais en se plaçant sur la plan de la légalité du monopole, laquelle n’était pourtant pas en elle-même contestée. En d’autres termes, la Loterie Nationale peut prendre des décisions qui portent atteinte à la concurrence, pour autant qu’elle le fasse dans le respect de sa mission et du cadre posé par le contrat de gestion. A défaut de quoi, cette atteinte à la concurrence devient illégitime, fût-elle limitée à une toute petite partie du marché soit la concurrence qui se font des points de vente sur, par exemple, le territoire d’une commune.
De la même manière, les motifs retenus pour rejeter la discrimination paraissent discutable. Les critères de la Loterie Nationale doivent être les mêmes, quelque soit le moment auquel un vendeur sollicite un droit de vente. Or, le tribunal limite les possibilités de comparaison à la situation de deux vendeurs qui seraient en quelques sortes en compétition pour obtenir un droit de vente. On n’aperçoit toutefois pas pour quel motif la situation de ces derniers devrait être appréciée différemment de celle d’un vendeur ayant déjà obtenu son autorisation de vente.
Enfin, rappelons que la violation d’une loi ou d’un règlement autre qu’une infraction prévue par la loi sur les pratiques du commerce et la protection des consommateurs peut constituer un acte de concurrence déloyale ou un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale (I. Ferrant, Les pratiques du commerce (depuis les modifications législatives de 2007), Kluwer, 2008, p.54 et 55, et la jurisprudence citée).
L’obstacle à franchir reste, pour ce qui concerne la Loterie Nationale, le fait que son contrat de gestion constitue en principe au regard de la loi un contrat et non un acte administratif ou un règlement, si bien que la violation du contrat de gestion est en réalité la violation d’une obligation contractuelle de la Loterie Nationale vis-à-vis de l’Etat.
Le candidat vendeur, tiers à ce contrat, pourrait toutefois encore envisager d’agir sur la base du manquement dans l’exécution de ce contrat, même s’il y est étranger, s’il peut démontrer que ce manquement est également une violation de l’obligation générale de prudence qui s’impose à tous et s’il en résulte un préjudice distinct de celui que subit le cocontractant” (I. Ferrant, idem, p.58).
Ce qui, selon les motifs du jugement, était bien le cas en l’espèce.
(Note de la rédaction : la décision est frappée d’appel).