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La liberté d’expression peut tenir en échec une condamnation pénale

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En se bornant à constater que les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans intégrer dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression pourtant expressément invoqué par le prévenu, les juges français ont violé le droit à la liberté d’expression. La violation est d’autant plus grave que le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression.

Dans son arrêt de chambre du 26 mars 2020 (requête n° 59636/16), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, que la France a violé le droit à la liberté d’expression d’un élu local condamné pour dénonciation calomnieuse en raison d’une lettre ouverte qu’il avait adressée au président de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et dans laquelle il reprochait à la société Olympique Lyonnais Groupe (OL Groupe) et à son PDG d’avoir fourni des informations fausses et trompeuses dans le cadre de la procédure d’entrée en bourse de la société. Cette entrée en bourse visait à permettre la réalisation du projet de construction d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise, l’ « OL Land ».

La Cour note en particulier que les juridictions internes n’ont pas dûment examiné la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Tête. Elle relève également que l’AMF n’a pas donné suite à la lettre et qu’aucune procédure n’a été initiée contre le PDG d’OL Groupe. Elle constate aussi que M. Tête s’exprimait sur un sujet d’intérêt général et dans le cadre d’une démarche politique et militante. Elle relève aussi la nature pénale des sanctions infligées.

Par conséquent, la Cour juge que l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la liberté d’expression de M. Tête n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi (à savoir, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ceux du PDG d’OL Groupe) et que la motivation des décisions des juridictions internes ne suffisait pas pour la justifier.

Résumé des faits

Le requérant, Etienne Tête, est un ressortissant français né en 1956 et résidant à Lyon (France). Il est avocat et conseiller municipal à Lyon.

Dans le cadre de son entrée en bourse, l’OL Groupe prépara « un document de base », conformément à la loi n° 2006-1770. Ce document fut enregistré en janvier 2007. Cette entrée en bourse visait à permettre la réalisation du projet de construction d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise, l’ « OL Land ». Opposant au projet, M. Tête était l’avocat d’autres opposants et de personnes expropriées dans le cadre de la réalisation de ce projet.

En janvier 2010, M. Tête adressa une lettre ouverte au président de l’AMF dans laquelle il attirait l’attention de ce dernier sur les circonstances d’entrée en bourse de l’OL Groupe, en particulier sur la qualité des informations relatives au projet OL Land figurant dans le document de base. Selon le Gouvernement, M. Tête a rendu cette lettre publique à l’occasion d’une conférence de presse.

En février 2010, le président de l’AMF répondit à M. Tête que le traitement des éléments qu’il avait portés à sa connaissance relevait bien des missions de cette dernière, précisant toutefois qu’il ne pouvait donner de plus amples informations étant donné que l’AMF était astreinte à des règles strictes de secret professionnel. L’AMF ne donna pas de suite administrative ou judiciaire à cette lettre.

En avril 2010, l’OL Groupe et son PDG déposèrent plainte du chef de dénonciation calomnieuse à l’encontre de M. Tête. En première instance, ce dernier fut condamné au paiement d’une amende de 3 000 euros (EUR) ainsi qu’au paiement de 5 000 EUR au titre des frais exposés par les parties civiles. La cour d’appel confirma ce jugement en y ajoutant 5 000 EUR au titre des frais exposés par les parties civiles devant elle.

En avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de M. Tête.

Décision : la nécessité d’une mise en balance

La Cour rappelle que dénoncer un comportement prétendument illicite devant une autorité est susceptible de relever de la liberté d’expression.

Ensuite, la Cour considère que la condamnation de M. Tête pour dénonciation calomnieuse à raison de la lettre ouverte qu’il a adressée au président de l’AMF constitue une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression, dès lors que cette condamnation repose sur la substance des propos contenus dans cette lettre. Elle relève aussi que l’ingérence était prévue par la loi (article 226-10 du code pénal) et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui (en l’occurrence, ceux du PDG d’OL Groupe).

Concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour relève ce qui suit.

La cour d’appel de Paris s’est limitée à rechercher si les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans prendre en compte dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression, invoqué expressément par M. Tête. Ensuite, la Cour de cassation a estimé que les juges du fond n’avaient pas à répondre à ce moyen. Les juridictions internes n’ont pas procédé à la mise en balance du droit à la liberté d’expression de M. Tête et du droit au respect de la vie privée du PDG d’OL Groupe (dont la réputation était en cause) et elles n’ont donc pas dûment examiné la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Tête.

La Cour relève aussi que l’AMF n’a pas donné suite à la lettre. Aucune procédure n’a été initiée contre le PDG d’OL Groupe et le dossier n’a pas non plus été transmis au parquet. Cela relativise les effets que les propos figurant dans cette lettre ont pu avoir sur la réputation du PDG d’OL Groupe. Il n’y a d’ailleurs pas d’élément dans le dossier donnant à penser que la réputation de ce dernier aurait été durablement affectée.

Elle constate également que la lettre litigieuse s’inscrit dans un contexte dans lequel l’article 10 de la Convention exige à double titre un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression, dès lors que M. Tête s’exprimait sur un sujet d’intérêt général et dans le cadre d’une démarche politique et militante. En effet, il était question d’une grande infrastructure dont la réalisation était de nature à générer d’importantes dépenses publiques et avoir de fortes conséquences sur l’environnement. Il s’agissait d’un débat largement ouvert sur le plan local et le projet OL Land faisait l’objet d’une forte controverse. D’ailleurs, le grand nombre de recours administratifs exercés contre celui-ci le confirme. Par ailleurs, la lettre ouverte s’inscrivait dans le cadre de l’action politique et militante de M. Tête.

En outre, dans la lettre ouverte litigieuse, M. Tête a usé de la forme interrogative plutôt qu’affirmative. Or, la circonstance que les propos reprochés à un individu étaient entourés de précautions de style est un facteur à prendre en compte dans le cadre du contrôle de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.

La Cour rappelle aussi que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’on évalue la proportionnalité de l’ingérence. En l’espèce, M. Tête a été condamné à une amende de 3 000 EUR. Or, le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression. À cela s’ajoute la somme de 10 000 EUR pour les frais exposés par les parties civiles devant les juridictions de fond.

Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la liberté d’expression de M. Tête était proportionnée au but légitime poursuivi et que la motivation des décisions des juridictions internes suffisait pour la justifier. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

Commentaires

Le cœur du débat se situe dans l’analyse – somme toute classique – de la cour d’appel de Paris, qui s’était limitée à rechercher si les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans intégrer dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression pourtant expressément invoqué par M. Tête.

Saisie,  la Cour de cassation avait estimé que les juges du fond n’avaient pas à répondre au moyen relatif à la liberté d’expression dès l’instant où la Cour d’appel avait établi que les éléments constitutifs de l’infraction étaient réunis.

C’est bien cela le grief principal adressé aux juges français : ne pas avoir procédé à la mise en balance du droit à la liberté d’expression de M. Tête et du droit au respect de la vie privée du PDG d’OL Groupe (dont la réputation était en cause), car c’est uniquement à ce prix qu’elles peuvent prétendre que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Tête était nécessaire.

Cela impliquera-t-il un grand bouleversement au sein de la Cour de cassation ?

Pas si sûr.

Il semble en effet que celle-ci (ou une partie de celle-ci) a récemment déjà intégré ce mode de raisonnement. Dans son arrêt « Femen », la Cour de cassation a placé le principe de proportionnalité au centre de l’appréciation : alors que le comportement soumis aux juges serait, dans n’importe quelle autre circonstance, un délit, la Cour a estimé que la relaxe se justifiait car une condamnation serait, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression. Nous avons déjà analysé cet important arrêt.

Enfin, dernier commentaire : la CEDH profite de l’arrêt pour rappeler que le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression. Peu importe la clémence de la peine, l’existence de la condamnation est en tant que telle une ingérence grave en raison de son effet dissuasif.

Plus d’infos ?

L’arrêt de la CEDH est disponible en annexe.

Droit & Technologies

Annexes

affaire Tête c. france

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