La justice crée un nouveau marché : le logiciel d’occasion !
Publié le 02/07/2012 par Etienne Wery
Tremblement de terre dans l’industrie du logiciel : la cour de justice crée un nouveau marché, celui du logiciel d’occasion ! Elle estime qu’un créateur de logiciels ne peut s’opposer à la revente de ses licences « d’occasion » permettant l’utilisation de ses programmes téléchargés via Internet. Juridiquement parlant, la cour estime que « Le droit exclusif de distribution d’une copie d’un programme d’ordinateur couverte par une telle licence, s’épuise à sa première vente ».
Ce qui est agréable pour les avocats spécialisés en nouvelles technologies, c’est la nécessité de se renouveler sans cesse et toujours remettre en cause les acquis. En voici un bel exemple car ils étaient peu nombreux ceux qui paraient sur un tel arrêt, pris sur les conclusions conformes de l’avocat général mais contre l’avis de la Commission et des nombreux Etats qui sont intervenus dans la cause.
Les faits
Oracle développe et distribue, notamment par téléchargement via Internet, des programmes d’ordinateur fonctionnant sur le mode « client/serveur ». Le client télécharge directement une copie du programme sur son ordinateur, à partir du site Internet d’Oracle. Le droit d’utilisation concernant un tel programme, octroyé par un contrat de licence, inclut le droit de stocker de manière permanente la copie de ce programme sur un serveur et de permettre jusqu’à 25 utilisateurs d’y accéder en la téléchargeant vers la mémoire centrale de leur station de travail. (Note : Oracle propose pour les programmes d’ordinateur en cause au principal des licences groupées pour au moins 25 utilisateurs chacune. Une entreprise ayant besoin d’acquérir une licence pour 27 utilisateurs doit ainsi acquérir deux licences.) Les contrats de licence prévoient que le client acquiert un droit d’utilisation à durée indéterminée, non cessible et réservé à un usage professionnel interne. Dans le cadre d’un contrat de maintenance, des versions mises à jour du programme concerné (updates) et des programmes permettant de corriger des erreurs (patches) peuvent également être téléchargés à partir du site Internet d’Oracle.
UsedSoft est une entreprise allemande qui commercialise des licences rachetées aux clients d’Oracle. Les clients de UsedSoft, non encore en possession du logiciel, le téléchargent directement, après avoir acquis une licence « d’occasion », à partir du site Internet d’Oracle. Les clients qui disposent déjà de ce logiciel peuvent acheter, de façon complémentaire, une licence ou une partie de la licence pour des utilisateurs supplémentaires. Dans ce cas, les clients téléchargent le logiciel vers la mémoire centrale des stations de travail de ces autres utilisateurs.
Oracle a assigné UsedSoft devant les juridictions allemandes afin de lui faire interdire cette pratique. Le Bundesgerichtshof (Cour suprême fédérale, Allemagne), qui avait à connaître de ce litige en dernier ressort, a saisi la Cour de justice afin qu’elle interprète, dans ce contexte, la directive concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur.
L’épuisement du droit de distribution en cas de téléchargement
Selon la directive applicable, la première vente d’une copie d’un programme d’ordinateur dans l’Union, par le titulaire du droit d’auteur ou avec son consentement, épuise le droit de distribution de cette copie dans l’Union. Ainsi, le titulaire du droit qui a commercialisé une copie sur le territoire d’un État membre de l’Union perd la possibilité d’invoquer son monopole d’exploitation pour s’opposer à la revente de cette copie.
L’objectif du principe de l’épuisement du droit de distribution des œuvres protégées par le droit d’auteur est de limiter, afin d’éviter le cloisonnement des marchés, les restrictions à la distribution desdites œuvres à ce qui est nécessaire pour préserver l’objet spécifique de la propriété intellectuelle concernée (voir, en ce sens, arrêts du 28 avril 1998, Metronome Musik, C-200/96, Rec. p. I‑1953, point 14; du 22 septembre 1998, FDV, C‑61/97, Rec. p. I‑5171, point 13, ainsi que arrêt Football Association Premier League e.a., précité, point 106).
En l’espèce, Oracle fait valoir que le principe d’épuisement prévu par la directive ne s’applique pas aux licences d’utilisation de programmes d’ordinateur téléchargés via Internet.
Tout l’enjeu consiste donc à savoir si un téléchargement est « une vente » au sens de la règle de l’épuisement.
Pour la cour, le texte de la directive 2009/24 n’opère aucun renvoi aux droits nationaux en ce qui concerne la signification à retenir de la notion de «vente», figurant à l’article 4, paragraphe 2, de celle-ci. Il en résulte donc que cette notion doit être considérée, aux fins d’application de ladite directive, comme désignant une notion autonome du droit de l’Union, qui doit être interprétée de manière uniforme sur le territoire de cette dernière (voir, en ce sens, arrêt DR et TV2 Danmark, précité, point 34).
Par son arrêt de ce jour, la Cour précise que le principe d’épuisement du droit de distribution s’applique non seulement lorsque le titulaire du droit d’auteur commercialise les copies de ses logiciels sur un support matériel (CD-ROM ou DVD), mais également lorsqu’il les distribue par téléchargement à partir de son site Internet.
En effet, lorsque le titulaire du droit d’auteur met à la disposition de son client une copie – qu’elle soit matérielle ou immatérielle – et conclut en même temps, contre paiement d’un prix, un contrat de licence accordant au client le droit d’utiliser cette copie pour une durée illimitée, ce titulaire vend cette copie au client et épuise ainsi son droit exclusif de distribution. En effet, une telle transaction implique le transfert du droit de propriété de cette copie. Dès lors, même si le contrat de licence interdit une cession ultérieure, le titulaire du droit ne peut plus s’opposer à la revente de cette copie.
La Cour relève notamment que limiter l’application du principe de l’épuisement du droit de distribution aux seules copies de programmes d’ordinateur vendues sur un support matériel permettrait au titulaire du droit d’auteur de contrôler la revente des copies qui ont été téléchargées via Internet et d’exiger, à l’occasion de chaque revente, une nouvelle rémunération alors que la première vente de la copie concernée aurait déjà permis audit titulaire d’obtenir une rémunération appropriée. Une telle restriction à la revente des copies de programmes d’ordinateur téléchargées au moyen d’Internet irait au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver l’objet spécifique de la propriété intellectuelle en cause.
L’avocat général avait lui aussi souligné qu’à défaut d’une interprétation large du terme de «vente», au sens de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2009/24, comme englobant toutes les formes de commercialisation d’un produit qui se caractérisent par l’octroi d’un droit d’usage d’une copie du programme d’ordinateur, pour une durée illimitée, moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre au titulaire du droit d’auteur d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’œuvre dont il est propriétaire, l’effet utile de cette disposition se trouverait compromis, puisqu’il suffirait aux fournisseurs de qualifier le contrat de «licence» et non de «vente» pour contourner la règle de l’épuisement et priver celle-ci de toute portée.
L’épuisement vise le logiciel mis à jour selon le contrat de maintenance
La cour souligne que l’épuisement du droit de distribution s’étend à la copie du programme d’ordinateur vendue telle que corrigée et mise à jour par le titulaire du droit d’auteur. En effet, même dans l’hypothèse où le contrat de maintenance est de durée déterminée, les fonctionnalités corrigées, modifiées ou ajoutées sur la base d’un tel contrat font partie intégrante de la copie initialement téléchargée et peuvent être utilisées par le client sans limitation de durée.
Oracle soutenait que le contrat de maintenance conclu par le premier acquéreur empêche, en tout état de cause, l’épuisement du droit prévu à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2009/24, dès lors que la copie du programme d’ordinateur que le premier acquéreur est susceptible de céder à un deuxième acquéreur correspondrait non plus à la copie qu’il aura téléchargée, mais à une nouvelle copie dudit programme. (en effet, par le jeu de la maintenance, les patchs et update sont été incorporés).
Pas du tout dit la cour : « même dans l’hypothèse où le contrat de maintenance est de durée déterminée, il doit être constaté que les fonctionnalités corrigées, modifiées ou ajoutées sur la base d’un tel contrat font partie intégrante de la copie initialement téléchargée et peuvent être utilisées par l’acquéreur de celle-ci sans limitation de durée, et ceci également dans le cas où cet acquéreur décide ultérieurement de ne pas renouveler son contrat de maintenance. Dans de telles conditions, il y a lieu de considérer que l’épuisement du droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2009/24 s’étend à la copie du programme d’ordinateur vendue telle que corrigée et mise à jour par le titulaire du droit d’auteur. »
Le marché de l’occasion est-il licite ?
La question se résume comme suit : celui qui achète une licence d’occasion peut-il en faire la reproduction nécessaire au téléchargement, l’installation et l’utilisation du logiciel ?
En effet, l’épuisement épuise le droit de distribution, mais pas celui de contrôler la reproduction. En d’autres termes, l’auteur perd le contrôle de la distribution mais pas celui des reproductions. Et des reproductions, il y en a beaucoup : téléchargement, utilisation, etc.
Il ressort de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2009/24 que, sauf dispositions contractuelles spécifiques, la reproduction d’un programme d’ordinateur n’est pas soumise à l’autorisation de l’auteur du programme, lorsqu’une telle reproduction est nécessaire pour permettre à l’acquéreur légitime d’utiliser le programme d’ordinateur d’une manière conforme à sa destination, y compris pour corriger des erreurs.
Par ailleurs, le considérant 13 de la directive 2009/24 indique « que les opérations de chargement et d’exécution nécessaires à l’utilisation d’une copie d’un programme légitimement acquis […] ne peuvent pas être interdites par contrat».
La cour rappelle si le droit de distribution du titulaire du droit d’auteur est épuisé par la vente d’une copie (ce qui est le cas en l’espèce ; voir ci-dessus), le titulaire du droit concerné ne peut plus s’opposer à la revente de cette copie et cela nonobstant l’existence de dispositions contractuelles interdisant une cession ultérieure. « Dès lors que le titulaire du droit d’auteur ne peut pas s’opposer à la revente d’une copie d’un programme d’ordinateur pour laquelle le droit de distribution dudit titulaire est épuisé en vertu de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2009/24, il y a lieu de considérer que le deuxième acquéreur de cette copie, ainsi que tout acquéreur ultérieur, constitue un «acquéreur légitime» de celle-ci, au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2009/24. »
La cour rejette donc l’argument selon lequel la notion d’«acquéreur légitime» ne viserait que l’acquéreur habilité, en vertu d’un contrat de licence conclu directement avec le titulaire du droit d’auteur, à utiliser le programme d’ordinateur. Pour justifier cela, la cour se retranche derrière l’effet utile de la règle de l’épuisement : un tel argument aurait pour effet de priver d’effet utile l’épuisement du droit de distribution en permettant au titulaire du droit d’auteur, dont le droit de distribution est épuisé, d’empêcher malgré tout l’utilisation effective de toute copie d’occasion à l’égard de laquelle ce droit de distribution a été épuisé en invoquant son droit exclusif de reproduction.
Une contrainte toutefois : cesser effectivement toute utilisation
L’acquéreur initial qui procède à la revente d’une copie matérielle ou immatérielle d’un programme d’ordinateur pour laquelle le droit de distribution appartenant au titulaire du droit d’auteur est épuisé, doit, aux fins d’éviter la violation du droit exclusif à la reproduction, « rendre inutilisable sa propre copie au moment de la revente de celle-ci. » Le titulaire du droit d’auteur, tel qu’Oracle, « est en droit, en cas de revente d’une licence d’utilisation emportant la revente d’une copie d’un programme d’ordinateur téléchargée à partir de son site Internet, de s’assurer, par tous les moyens techniques à sa disposition, que la copie dont dispose encore le vendeur soit rendue inutilisable. »
La cour donne un exemple : si la licence acquise par le premier acquéreur porte sur un nombre d’utilisateurs dépassant les besoins de celui-ci, cet acquéreur n’est pas autorisé, par l’effet de l’épuisement du droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2009/24, à scinder cette licence et à revendre uniquement le droit d’utilisation du programme d’ordinateur concerné correspondant à un nombre d’utilisateurs qu’il aura déterminé.
Un drame ?
Un drame ? Difficile à dire.
Un vrai changement, à tout le moins.
Derrière tout ceci, il nous semble que c’est l’innovation qui sera la solution.
Si les fabricants de voiture changeaient sensiblement leurs modèles chaque année, le marché de l’occasion vaudrait moins car il y a moins de gens qui aiment rouler dans un « vieux » modèle. C’est le business model de l’industrie textile : dégrader la valeur du bien par son remplacement par un nouveau, plus attirant.
A défaut de maintenance, celui qui achète un logiciel d’occasion achète un bien « en l’état ». Ce bien est évidemment nettement moins attirant si le logiciel en question est régulièrement mis à jour et amélioré.