La justice consacre la liberté des arts
Publié le 29/09/2019 par Etienne Wery , Maud Cock
S’écartant de l’avis de l’avocat général, la CJUE a largement ouvert la porte au sampling musical au terme d’un arrêt qui prend en compte non seulement le droit exclusif du producteur du phonogramme, mais aussi la finalité de ce droit (protéger l’investissement), et la nécessité de trouver un équilibre entre ce droit exclusif et les droits fondamentaux des tiers, au rang desquels figure la liberté des arts qui relève de la liberté d’expression.
Passé presque inaperçu, l’arrêt du 29 juillet de la CJUE a pourtant été l’occasion pour la justice européenne de réaffirmer certains principes importants, et de consacrer la liberté des arts au rang des droits fondamentaux au sens de la Charte.
Le sampling ?
Le mot « sample » signifie échantillon en anglais.
En musique, le sampling consiste à reproduire un extrait d’un morceau préexistant, pour l’intégrer dans une nouvelle œuvre. (voir un intéressant documentaire sur youtube).
Le sampling est fondateur dans plusieurs créations musicales actuelles : en particulier, le hip-hop et la musique électronique reprennent une constellation de samples. Les plus grands tubes du moment intègrent très souvent du sampling.
Les faits
La Cour constitutionnelle allemande s’est trouvée face à un épineux dossier impliquant des artistes d’importance : la chanson « Nur Mir » produite par Moses Pelham reprend en boucle (loop) une séquence rythmique de 2 secondes du cultissime « Metall auf Metall », sorti 20 ans plus tôt des synthétiseurs de l’emblématique groupe Kraftwerk, pionnier dans le développement de la musique électronique.
Kraftwerk n’a pas apprécié. Les demandeurs en justice estiment, à titre principal, que Pelham a violé le droit voisin du droit d’auteur dont ils sont titulaires en leur qualité de producteur de phonogrammes. À titre subsidiaire, ils soutiennent qu’ont été violés le droit de propriété intellectuelle dont ils sont titulaires en leur qualité d’artistes interprètes ou exécutants ainsi que le droit d’auteur de M. Hütter sur l’œuvre musicale. À titre plus subsidiaire encore, ils allèguent que Pelham a violé la législation en matière de concurrence.
Au terme d’un long procès, l’affaire aboutit devant la Cour constitutionnelle allemande qui s’interroge sur la balance des intérêts entre deux droits fondamentaux :
- la propriété intellectuelle ( ici les droits du producteur de phonogrammes) d’une part et …
- le droit à la liberté artistique, d’autre part.
Pour la Cour allemande, il s’agit de deux droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, respectivement en ses articles 17, 2 et 13 (ce dernier, moins connu que l’article 17, 2 relatif au droit fondamental à la propriété intellectuelle, consacre le droit à la liberté des arts et des sciences et stipule que : « Les arts et la recherche scientifique sont libres »).
La Cour constitutionnelle va jusqu’à indiquer que : « Si le développement créatif d’un artiste implique une atteinte au droit d’auteur qui n’entrave que de façon mimine les possibilités d’exploitation des ayants droits, l’intérêt de ces derniers peut être amené à céder le pas en faveur de la création artistique (et du développement culturel). La possibilité d’obtenir un droit de licence ne suffit pas en soi à garantir le droit à l’activité artistique, dès lors que les ayants droits peuvent refuser de donner leur musique en licence et sont par ailleurs libres d’en déterminer le prix. »
L’avis de l’avocat général
Nous avons consacré une longue analyse à l’avis de l’avocat général.
En résumé, il estimait que le sampling constitue une atteinte au droit exclusif du producteur du phonogramme d’autoriser ou interdire une reproduction de celui-ci. Par ailleurs, il solutionnait le problème de l’équilibre entre droit exclusif et la liberté des arts, par la possibilité de solliciter une licence de la part du producteur.
Nous terminions notre analyse en suggérant d’intégrer dans la réflexion la finalité du droit du producteur du phonogramme, qui est de protéger l’investissement que représente la fixation. Relevant que la CJUE a pris le parti, ces dernières années, de revenir souvent à la finalité des droits qui lui sont soumis, nous faisions le pari qu’elle « pourrait adopter le même schéma de pensée ici. Si elle s’aventure dans cette voie, elle dispose d’un espace dans l’analyse de l’équilibre entre la liberté des arts et le droit exclusif des producteurs de phonogrammes. »
L’arrêt rendu : la reproduction d’une œuvre
Après avoir rappelé que la reproduction par un utilisateur d’un échantillon sonore, même très bref, doit, en principe, être considérée comme une reproduction « en partie » du phonogramme, et qu’une telle reproduction relève donc du droit exclusif conféré au producteur, la CJUE ajoute que « cela étant, lorsqu’un utilisateur, dans l’exercice de la liberté des arts, prélève un échantillon sonore sur un phonogramme, afin de l’utiliser, sous une forme modifiée et non reconnaissable à l’écoute, dans une nouvelle œuvre, il y a lieu de considérer qu’une telle utilisation ne constitue pas une ‘reproduction’ ».
Comment en arrive-t-elle à ce résultat ?
En prenant en compte la finalité du droit du producteur, et la nécessité de réaliser un équilibre entre des valeurs contraires mais égales :
- La propriété intellectuelle, pour importante et légitime qu’elle soit, n’est pas « intangible » et aucune disposition n’indique que « sa protection devrait donc être assurée de manière absolue ».
- Il convient de mettre ce droit en balance avec les autres droits fondamentaux, notamment la liberté des arts qui relève de la liberté d’expression et permet, de ce fait, de participer à l’échange public des informations et des idées culturelles, politiques et sociales de toute sorte.
- Le sampling est, comme d’autres expressions artistiques, une création qui s’inscrit dans ce cadre.
- Dans l’exercice de cette liberté, il arrive que l’échantillon prélevé soit modifié au point qu’il n’est plus reconnaissable. (Le documentaire mentionné supra est éclairant sur cette question).
- Considérer que l’échantillon non-reconnaissable est une reproduction de l’œuvre originale serait contraire au sens habituel de ce terme dans le langage courant, mais méconnaîtrait également l’exigence de juste équilibre.
- En particulier, “une telle interprétation permettrait au producteur de phonogrammes de s’opposer dans un tel cas au prélèvement par un tiers, à des fins de création artistique, d’un échantillon sonore, même très bref, de son phonogramme, alors même qu’un tel prélèvement ne porterait pas atteinte à la possibilité qu’a ledit producteur d’obtenir un rendement satisfaisant de son investissement.”
La Cour en conclut que le sampling est soumis au droit exclusif du producteur de phonogrammes, à moins que l’échantillon ne soit inclus sous une forme modifiée et non reconnaissable à l’écoute.
La spécificité de la finalité droit voisin du producteur, consistant à protéger l’investissement de ce dernier, a donc permis de faire basculer la balance. En serait-il de même en présence d’un droit d’auteur, dont les finalités sont plus larges ?
L’arrêt rendu : le droit de citation
Que faire si l’échantillon est reconnaissable ? Il découle de ce qui précède que la reproduction est, dans ce cas, en principe soumis à l’autorisation du producteur du phonogramme. Mais l’artiste qui se livre au sampling peut-il, alors, bénéficier d’une des exceptions, dont le droit de citation ?
En l’absence de toute définition, dans la directive 2001/29, du terme « citation », la détermination de la signification et de la portée de ce terme doit être établie, selon une jurisprudence constante de la Cour, conformément au sens habituel de celui-ci dans le langage courant, tout en tenant compte du contexte dans lequel il est utilisé et des objectifs poursuivis par la réglementation dont il fait partie.
S’agissant du sens habituel du terme « citation » dans le langage courant, il y a lieu de relever que la citation a pour caractéristiques essentielles l’utilisation, par un utilisateur qui n’en est pas l’auteur, d’une œuvre ou, plus généralement, d’un extrait d’une œuvre aux fins d’illustrer un propos, de défendre une opinion ou encore de permettre une confrontation intellectuelle entre cette œuvre et les propos dudit utilisateur, l’utilisateur d’une œuvre protégée qui entend se prévaloir de l’exception de citation devant dès lors avoir pour objectif d’interagir avec ladite œuvre.
Tout dépend des lors des circonstances :
- Lorsque l’échantillon sonore (sample) prélevé sur un phonogramme est reconnaissable à l’écoute de la nouvelle œuvre, son utilisation peut, en fonction des circonstances de l’espèce, constituer une « citation », au titre de l’article 5, paragraphe 3, sous d), de la directive 2001/29, lu à la lumière de l’article 13 de la Charte, pour autant que ladite utilisation a pour objectif d’interagir avec l’œuvre sur laquelle l’échantillon a été prélevé (voir à cet égard le point 71 de l’arrêt commenté), et que les conditions prévues audit article 5, paragraphe 3, sous d), sont réunies ;
- Lorsque l’échantillon sonore (sample) prélevé sur un phonogramme n’est pas reconnaissable à l’écoute de cette nouvelle œuvre, il ne saurait y avoir une telle “interaction” et il est donc exclu d’y appliquer l’exception de citation. (Mais, en ce cas, on a vu ci-dessus que l’opération pourra, le cas échéant, échapper à la qualification de reproduction de l’œuvre précisément parce que l’échantillon aura été inclus sous une forme modifiée et non reconnaissable à l’écoute.)
Autres questions soulevées
La Cour répond également aux autres questions préjudicielles, qui sont toutes d’importance. Par exemple, elle clarifie la liberté dont disposent les États pour créer ou adapter les exceptions prévues par la directive aux droits exclusifs. Nous renvoyons le lecteur à l’arrêt, disponible en annexe.