La France condamnée pour avoir recours trop rapidement à la voie pénale en matière de diffamation
Publié le 13/07/2016 par Etienne Wery
C’est un arrêt éminemment politique qui a été rendu par la cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme. L’affaire porte sur une condamnation pénale pour diffamation publique. Au-delà du rappel des principes, la cour de Strasbourg envoie un message on ne peut plus clair aux autorités françaises : il est temps de revoir la politique criminelle et de cesser d’utiliser l’arme pénale quasi systématiquement dans les affaires de liberté d’expression. Il existe d’autres méthodes. Le fait même de choisir la voie pénale plutôt que civile doit par ailleurs être pris en compte dans l’analyse du contrôle de proportionnalité.
Le choix de la voie pénale peut avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression. La Cour de Strasbourg (CEDH) souligne que le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles. Elle rappelle qu’elle a invité à plusieurs reprises les autorités internes à faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale.
L’affaire concerne l’allégation d’une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge de cassation et à la liberté d’expression.
La Cour juge en particulier qu’en déclarant irrecevable le pourvoi en cassation de M. Reichman aux motifs que celui-ci avait remis à son avocat un mandat spécial pour se pourvoir en cassation avant que l’arrêt de la cour d’appel ne soit rendu, les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif qui a porté une atteinte disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal.
S’agissant du grief tiré de l’article 10 de la Convention, la Cour estime que le propos litigieux s’inscrivait dans un débat d’intérêt général et relevait de la liberté de presse dans le cadre de laquelle s’exprimait le requérant. Elle relève que les juridictions internes se sont contentées de caractériser les éléments constitutifs de la diffamation, sans procéder à un examen des différents critères mis en œuvre par la Cour dans le cadre de son contrôle de proportionnalité. La Cour note en particulier que le juge national n’a pas distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur, alors que des violations similaires avaient déjà été constatées dans des affaires concernant l’article 10 de la Convention.
Enfin, la Cour souligne que le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles. Elle rappelle qu’elle a invité à plusieurs reprises les autorités internes à faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale.
Principaux faits
Le requérant, Claude Reichman, est un ressortissant français, né en 1937 et résidant à Paris.
À l’époque des faits, M. Reichman était responsable d’une émission diffusée sur Radio Courtoisie. Le 14 novembre 2006, il fit une intervention consacrée à la situation de la radio depuis le décès de son fondateur, Jean Ferré. Il relata tout d’abord le déroulement d’une réunion organisée au sein de la radio quelques temps auparavant, au cours de laquelle L., le nouveau vice-président du conseil d’administration de l’association en charge de la gestion de la radio, aurait, avec le concours de gardes du corps, fait en sorte que les personnes présentes ne puissent pas s’exprimer. Il critiqua ensuite la décision de L. de s’attribuer le contrôle de la ligne éditoriale de la radio et tint notamment le propos suivant : « (…) la situation financière de la radio a donné lieu à certaines … j’allais dire acrobaties … enfin, disons, à certains comportements dont l’orthodoxie demande à être vérifiée, et tout ceci me plonge dans une grande inquiétude… ».
Le 9 février 2007, L. déposa une plainte avec constitution de partie civile. Le 3 mai 2007, une ordonnance de référé désigna un administrateur judiciaire avec pour mission de convoquer une assemblée générale en vue de l’élection d’un nouveau conseil d’administration et d’assurer la gestion courante de l’association gérante de la radio. Le juge des référés releva l’existence d’une crise de succession et de tensions au sein de Radio Courtoisie suite au décès de son fondateur en octobre 2006.
Par une ordonnance du 8 février 2008, le juge d’instruction renvoya M. Reichman devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique. Le 17 février 2009, le tribunal correctionnel de Paris déclara le requérant coupable de diffamation publique envers un particulier, aux motifs qu’il imputait à la partie civile des agissements pouvant revêtir une qualification pénale ou, à tout le moins, emporter la mise en oeuvre de sa responsabilité. Le tribunal jugea que M. Reichman ne pouvait pas bénéficier de bonne foi en l’absence d’éléments sérieux permettant de justifier ses accusations. Il fut condamné à une amende de 1000 euros (EUR) assortie d’un sursis, ainsi qu’à payer à L. les sommes de 1 500 EUR à titre de dommages-intérêts et 2 000 EUR au titre des frais irrépétibles. La cour d’appel confirma la condamnation du requérant.
La Cour de cassation déclara le pourvoi de M. Reichman irrecevable, aux motifs que celui-ci avait donné à son avocat un mandat spécial pour agir en cassation daté du 25 mai, alors que l’arrêt de la cour d’appel avait été rendu le 27 mai 2010.
Décision de la Cour sur l’article 6 § 1
La Cour relève qu’il résulte des termes du mandat donné par M. Reichman à son avocat une volonté non équivoque et circonstanciée de se pourvoir en cassation en cas de condamnation. Elle note en outre qu’il fallait tenir compte du caractère particulièrement court du délai pour se pourvoir en cassation en cette matière, à savoir cinq jours francs.
Compte-tenu de ces circonstances, la Cour estime qu’en déclarant irrecevable le pourvoi en cassation de M. Reichman aux motifs que celui-ci avait remis à son avocat un mandat spécial pour se pourvoir en cassation avant que l’arrêt de la cour d’appel ne soit rendu, les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif qui a porté une atteinte disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal.
M. Reichman a en effet été privé de tout examen au fond de son recours, alors qu’il avait fait l’objet d’une condamnation pénale et que sa liberté d’expression était en cause.
La Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1.
Décision de la Cour sur l’article 10
La Cour estime que le propos litigieux s’inscrivait dans un débat d’intérêt général et relevait de la liberté de presse dans le cadre de laquelle s’exprimait le requérant en sa qualité d’animateur depuis près de quinze ans d’une émission d’information, et ce même si ce dernier était personnellement concerné par les difficultés rencontrées par la radio. Elle relève qu’il en résultait une marge d’appréciation notablement amoindrie de l’État dans la restriction du droit à la liberté d’expression.
La Cour considère qu’une certaine dose d’« exagération » ou de « provocation » est permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique. Elle précise que l’impossibilité de prouver la véracité d’un propos ne saurait impliquer un manquement de l’auteur à ses devoirs déontologiques. La Cour rappelle que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable.
Les interrogations à l’antenne formulées par M. Reichman étaient de nature à suggérer la possible existence d’irrégularités dans la gestion financière de la radio mais ne visaient toutefois aucun fait précis. M. Reichman exprimait ainsi une impression d’ensemble relative à la gestion de la radio sur une période englobant la présidence de la partie civile. Il concluait son intervention par la nécessité de pousser plus loin les vérifications à ce sujet. La Cour note que le tribunal correctionnel a lui-même qualifié ce propos d’« allusif » et que c’est notamment son caractère abstrait qui a conduit les juridictions internes à retenir l’existence d’une diffamation. La Cour en conclut que le propos litigieux constituait un jugement de valeur et non des déclarations de fait.
La Cour note que le propos litigieux ne relevait pas de l’invective gratuite, mais se fondait au contraire sur une base factuelle. Elle relève en ce sens que M. Reichman a pu produire deux documents émanant respectivement de la trésorerie et de l’expert-comptable de la radio attestant de la mauvaise situation financière de celle-ci. La Cour constate également le caractère relativement mesuré du propos incriminé qui s’inscrivait dans un contexte de dissensions au sein de la radio et faisait suite à des incidents survenus peu de temps auparavant entre des membres du personnel et la partie civile.
La Cour relève que les juridictions internes se sont contentées de caractériser les éléments constitutifs de la diffamation, sans procéder à un examen des différents critères mis en œuvre par la Cour dans le cadre de son contrôle de proportionnalité. La Cour note en particulier que le juge national n’a pas distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur, alors que des violations similaires avaient déjà été constatées dans des affaires concernant l’article 10 de la Convention.
Enfin, la Cour rappelle qu’une sanction pénale, même modérée, peut avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression. La Cour relève que le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles, et rappelle qu’elle a invité à plusieurs reprises les autorités internes à faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale.
La Cour en conclut que la condamnation de M. Reichman s’analyse en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et qu’il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
Jean Ferré – journaliste de droite très polémique notamment en raison de ses relations troubles avec Franco, dont la revue fut saisie pour offense au chef de l’État après qu’il ait qualifié le général De Gaulle de paranoïaque au délire intermittent – doit sourire dans sa tombe.