La difficile gestion des noms de domaine
Publié le 15/04/1999 par Thibault Verbiest
Sur Internet, tous les ordinateurs sont identifiés par une « adresse IP » (Internetwork Protocols), laquelle est constituée d’une suite de chiffres (par exemple 192.90.127.56). Pour accéder à un site web, il suffit de taper l’adresse IP correspondante dans un logiciel de navigation. Pour faciliter la mémorisation des adresses Internet, et assurer une meilleure visibilité commerciale de…
Sur Internet, tous les ordinateurs sont identifiés par une « adresse IP » (Internetwork Protocols), laquelle est constituée d’une suite de chiffres (par exemple 192.90.127.56). Pour accéder à un site web, il suffit de taper l’adresse IP correspondante dans un logiciel de navigation.
Pour faciliter la mémorisation des adresses Internet, et assurer une meilleure visibilité commerciale de ceux-ci, les adresses IP sont généralement converties en adresses alphanumériques ou « noms de domaine ». Il est ainsi plus convivial et plus évident pour les internautes d’accéder au site de L’ECHO par son nom de domaine « www.echonet.be » que par son adresse IP, impersonnelle et difficile à mémoriser.
Chaque nom de domaine est composé d’un radical (par exemple, le nom commercial de la société qui exploite le site) et d’une zone.
Il existe deux types de zone :
– les zones géographiques, composées de deux lettres identifiant le pays d’origine du site (« .be » pour la Belgique, « .fr » pour la France, …). Ces zones géographiques sont aujourd’hui au nombre de 249.
– les zones d’activité (ou noms de domaine génériques de premier niveau),composées de trois lettres identifiant la sphère d’activités du site. Il existe actuellement sept zones d’activités reconnues. Trois ne sont pas réservées, en ce sens que quiconque peut sans restriction y enregistrer des noms. Il s’agit du célèbre « .com » pour le commerce, ainsi que « .net » pour les services de l’Internet et « .org » pour les associations. Les quatre autres sont réservées, seuls certains organismes qui répondent à des critères précis étant habilités à y enregistrer des noms. Il s’agit de « .edu » pour les institutions d’enseignement supérieur et universitaire, « .mil »pour l’armée des Etats-Unis, « .gov » pour les instances gouvernementales américaines, et « .int » pour les organisations internationales.
La gestion des noms de domaine et le principe du « premier arrivé, premier servi »
Actuellement, l’attribution des noms de domaine en zones « .com », « .net » et « org » est assurée par un organisme dépendant du gouvernement américain, le NSI (Network Solutions Inc).
La règle est celle du « premier arrivé, premier servi », à savoir que l’attribution du nom de domaine sollicité se fait sans aucun contrôle a priori des droits du requérant sur celui-ci.
Or, il se peut que le nom de domaine soit identique ou similaire à une marque ou une dénomination sociale préexistante, propriété d’un tiers. En cas de plainte de ce dernier, le NSI se contente de suspendre l’utilisation par les deux parties du nom de domaine litigieux jusqu’à ce qu’une décision judiciaire ou une sentence arbitrale ait tranché le conflit.
Quant aux noms de domaine nationaux, chaque pays est libre de définir ses propres règles d?attribution. De nombreux pays appliquent également la règle du « premier arrivé, premier servi », sans la moindre vérification préalable des droits du requérant sur le nom de domaine demandé.
En Belgique, par contre, le régime d’attribution est plus sévère. En effet, l’association sans but lucratif « DNS BE », compétente depuis peu pour l’attribution des noms de domaine « .be », exige, préalablement à tout enregistrement, la preuve que le nom corresponde soit à la dénomination sociale du requérant (éventuellement sous forme abrégée), soit à une marque ou un nom commercial dont il est titulaire. Les risques de conflit avec un tiers sont donc limités en ce qui concerne les noms de domaine « .be ».
Le domain name grabbing
Compte tenu du développement exponentiel des activités commerciales sur le Net, les noms de domaine, essentiellement en zone « .com » et en zones géographiques, font désormais partie intégrante des moyens d’identification, de communication et de publicité de nombreuses entreprises, voire de particuliers (artistes, professions libérales, etc).
Il est ainsi de plus en plus fréquent de voir des annonces publicitaires mentionner une adresse Internet, à côté du nom ou de la marque de l’entreprise. A ce titre, les noms de domaine ont acquis une valeur économique propre (en décembre 1998, 4,8 millions de noms de domaines étaient recensés, et environ 70.000 nouveaux noms sont enregistrés chaque semaine à travers le monde).
C’est dans ce contexte qu’est née une nouvelle forme de « racket » commercial, appelée domain name grabbing, qui consiste à enregistrer délibérément et de mauvaise foi des marques, dénominations commerciales ou raisons sociales déjà existantes en tant que noms de domaine, dans le but de les revendre aux propriétaires légitimes.
De nombreuses décisions, condamnant cette pratique, ont déjà été rendues dans le monde.
Comme nous allons le voir, les juges se sont fondés essentiellement sur le droit des marques, la protection du nom commercial et les règles de concurrence.
Protection de la marque utilisée comme nom de domaine
Le 25 avril 1997, le Tribunal de grande instance de Paris a considéré que l' »Association Internaute » s’était rendue coupable notamment de contrefaçon de marque en enregistrant, dans le seul but de le revendre à la société Framatome, le nom de domaine « framatome.com ».
Plus récemment, par jugement du 18 janvier 1999, le Tribunal de grande Instance de Nanterre a retenu la contrefaçon de la marque « SFR » dans une affaire où une société américaine avait érigé en activité l’enregistrement systématique de noms de domaines « .com » de nombreuses marques françaises très connues, dont SFR (l’un des opérateurs français de téléphonie mobile), et ce afin de les monnayer.
La société américaine a été condamnée (par défaut…) à payer 1.000.000 FF de dommages et intérêts et à procéder sous astreinte auprès du NSI aux formalités de transfert du nom de domaine « sfr.com » au profit de SFR..
En Belgique, la jurisprudence devrait trouver dans l’article 13 de la loi uniforme Bénélux sur les marques les mêmes principes permettant de condamner le domain name grabbing, à tout le moins en cas de contrefaçon de marques notoires, et ce d’autant plus que, comme nous allons le voir, elle s’est déjà prononcée contre ce genre de pratique en matière de nom commercial.
La protection du nom commercial
Dans un arrêt de principe du 1er avril 1998, la Cour d’appel de Bruxelles a été amenée à condamner un cas typique de domain name grabbing par rapport à un nom commercial.
Un citoyen belge avait créé une société « Capricom » dans l’Etat américain du Delaware. Cette société avait enregistré auprès du NSI une dizaine de noms de domaine de grandes sociétés belges : « walibi.com », « belgacom.com », « tractebel.com », etc. Le but de l’opération était bien sûr de les revendre aux sociétés correspondantes.
La société Tractebel refusa le chantage et porta le différend devant le tribunal de commerce de Bruxelles, qui, de manière surprenante, rejeta la demande de Tractebel, qualifiant l’opération de la société Capricom de simple « business opportunity » (sic).
La Cour d’appel de Bruxelles réforma fort heureusement cette décision, considérant que la pratique incriminée violait l’article 8 du Traité d’Union de Paris qui protège le nom commercial et constituait un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale (article 93 de la loi sur les pratiques du commerce).
L’utilisation abusive de metatags
Un mot devrait être dit sur les metatags, dont la problématique est proche de celle du domain name grabbing.
Les metatags sont des mots cachés insérés dans les codes HTML d’un site. Les principaux moteurs de recherche, outils incontournables pour retrouver de l’information sur le Net, utilisent ces metatags pour indexer, par mots-clefs, les sites qu’ils visitent. Ainsi, si le propriétaire d’un site souhaite que ses pages web soient référencées par les moteurs de recherche, reconnaissant les metatags, sous les mots clefs « domain name grabbing », il lui suffira d’insérer ces mots dans ses codes HTML.
Les metatags sont devenus de puissants instruments de promotion et de communication sur le réseau. Par exemple, les annonceurs officiels de la dernière Coupe du Monde ont été autorisés à insérer des metatags reprenant les termes « Mondial », « World Cup », etc., de manière à être référencés automatiquement lorsqu’un internaute fait une recherche sur la Coupe du Monde.
Il est aisé d’imaginer les abus auxquels l’utilisation non autorisée de metatags peut mener. Ainsi, il est courant que des marques et noms commerciaux de grande renommée, et appartenant à autrui, soient utilisés comme metatags dans l’unique but de profiter d’un trafic supplémentaire sur le réseau.
Plusieurs décisions ont été rendues à cet égard aux Etats-Unis. A titre d’exemple, le 8 septembre 1997, Playboy a obtenu la condamnation d’une société américaine qui avait inséré dans les metatags de son site web les marques protégées Playboy et Playmate, avec pour conséquence que son site était référencé dans les moteurs de recherche avant le site de Playboy….
La réforme internationale en cours
A la suite de la publication du Livre blanc américain sur la gestion des noms de domaine (5 juin 1998), une nouvelle société privée à but non lucratif a été créée, l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers).
L’ICANN est chargée de mettre en place une gestion privée du système des noms de domaine « .com », « .net » et « .org », et de mettre ainsi fin au monopole du NSI. En mars 1999, l’ICANN a rendu public sur son site le nouveau régime. Après une phase test transitoire, la gestion des noms de domaine précités devrait être libéralisée dans le courant de l’été 1999.
Dans l?intervalle, l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) mène un « processus de consultations sur les noms de domaine », au terme duquel des recommandations devront être communiquées à l’ICANN. Le rapport définitif de l’OMPI est annoncé pour le 23 avril 1999. Un rapport intérimaire a déja été publié le 23 décembre 1998, dont les principales recommandations visent :
1. l’amélioration des pratiques d’enregistrement, en vue notamment de garantir que les personnes qui font enregistrer des noms de domaine fournissent des données fiables de sorte que les tiers se prétendant lésés dans leurs droits puissent les retrouver et entrer en contact avec eux, et ce dans le respect de la protection de la vie privée.
2. la mise en place d’une procédure administrative obligatoire de règlement des différends entre enregistrements de noms de domaine, marques et autres droits de propriété intellectuelle, étant entendu que toute personne conserverait le droit de s’adresser aux tribunaux, que ce soit avant ou après le recours à la procédure administrative.
3. la création d’un mécanisme permettant aux propriétaires de marques renommées ou notoires d’obtenir une « exclusion », ayant pour effet d’interdire à tout tiers d’enregistrer de telles marques en tant que noms de domaine.
4. la création de nouveaux noms de domaine génériques de premier niveau. En effet, en novembre 1997, l’IAHC (International Ad Hoc Comitee) a recommandé la création de sept nouveaux noms de domaine génériques pour désengorger le domaine « .com », véritablement pris d’assaut par les entreprises désireuses de se réserver une vitrine internationale sur le web. Il s’agirait de « .firm », « .store », « .web », « .arts », « .rec », « .info », et « .nom ». L’OMPI conclut, « à titre provisoire », qu’une telle introduction ne devrait pas poser de problème, pour autant qu’elle se fasse de manière ordonnée et que les recommandations précitées soient mises en application.
Il est à espérer que la réforme recommandée par l’OMPI soit finalement mise en oeuvre et permette de juguler la plaie que constitue le domain name grabbing, particulièrement dans la zone « .com », de loin la plus convoitée dans le secteur marchand.
Article paru dans L’ECHO le 15 avril 1999