La Cour de justice vole au secours de la liberté journalistique
Publié le 15/03/2022 par Etienne Wery
La divulgation par un journaliste d’une information privilégiée portant sur la publication prochaine d’un article relayant des rumeurs concernant des sociétés cotées en Bourse, est licite lorsqu’elle est nécessaire pour mener à bien une activité de journalisme et respecte le principe de proportionnalité.
La cour de justice n’est pas le juge naturel en matière de liberté de la presse. C’est plutôt la jurisprudence strasbourgeoise de la cour européenne des droits de l’homme que l’on est habitué à suivre.
Pourtant, il arrive que la cour de justice de l’Union européenne soit incidemment saisie d’une question relative à la liberté de la presse parce qu’elle entre en conflit avec une matière harmonisée en droit européen.
C’est ce qui s’est passé en l’espèce : à l’occasion d’une question préjudicielle relative à la définition des « informations privilégiées » en matière de réglementation boursière, la cour est amenée à se prononcer sur la condamnation d’un journaliste ayant, à l’occasion d’un article consacré à LVMH, transmis à des tiers une information relative à une prochaine offre publique d’achat.
Dans l’arrêt rendu ce jour, la cour rejoint très largement la jurisprudence strasbourgeoise et appelle à la plus grande prudence.
Les faits
Un journaliste a publié sur le site Internet du Daily Mail deux articles relayant des rumeurs de dépôt d’offres publiques d’achat sur les titres de Hermès (par LVMH) et de Maurel & Prom. Les prix indiqués dépassaient largement les cours de ces titres sur Euronext. Cette publication a fait augmenter considérablement les cours de ces titres. Peu avant la publication des articles, des ordres d’achat ont été passés sur les titres en question par certains résidents britanniques, qui les ont vendus une fois cette publication intervenue. Le journaliste s’est vu infliger par l’Autorité des marchés financiers française (AMF) une sanction pécuniaire d’un montant de 40 000 euros parce qu’il aurait fait part de la publication prochaine de ses articles à ces résidents britanniques et leur aurait ainsi communiqué des « informations privilégiées ».
Saisie d’un recours en annulation de cette décision, la cour d’appel de Paris a interrogé la Cour de justice à titre préjudiciel sur l’interprétation des dispositions du droit de l’Union sur les opérations d’initiés. Premièrement, elle souhaite savoir si une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché peut être considérée comme une information privilégiée, relevant de l’interdiction de divulguer de telles informations. Deuxièmement, elle interroge la Cour sur les exceptions à cette interdiction dans le contexte particulier de l’activité journalistique.
L’arrêt
Selon la Cour de justice, une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché concernant un émetteur d’instruments financiers est susceptible de constituer une information « à caractère précis » et, donc, de relever de la notion d’« information privilégiée », lorsqu’elle fait notamment mention du prix auquel seraient achetés les titres, du nom du journaliste ayant signé l’article ainsi que de l’organe de presse en assurant la publication.
La communication d’informations privilégiées à des fins journalistiques peut être justifiée, en vertu du droit de l’Union, au titre de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Les fins journalistiques peuvent englober des travaux d’investigation préparatoires à la publication réalisés par un journaliste pour vérifier la véracité des rumeurs.
Toutefois, la divulgation d’une information privilégiée par un journaliste n’est licite que lorsqu’elle est considérée comme nécessaire à l’exercice de sa profession et comme respectant le principe de proportionnalité. Doivent ainsi être examinées par la juridiction nationale les questions suivantes : d’une part, est-ce qu’il était nécessaire pour le journaliste qui cherche à vérifier la véracité d’une rumeur de marché de divulguer à un tiers, outre la teneur de cette rumeur, le fait qu’un article relayant cette rumeur serait publié prochainement ? D’autre part, est-ce qu’une éventuelle restriction à la liberté de la presse que l’interdiction d’une telle divulgation engendrerait serait excessive, compte tenu de son effet potentiellement dissuasif pour l’exercice de l’activité journalistique ainsi que des règles et des codes auxquels les journalistes sont soumis, par rapport au préjudice qu’une telle divulgation risque de porter non seulement aux intérêts privés de certains investisseurs mais aussi à l’intégrité des marchés financiers ?
Plus d’infos ?
En lisant l’arrêt des conclusions de l’avocat général, disponibles en annexe.