La clause de marché intérieur est-elle en danger ?
Publié le 25/03/2020 par Thierry Léonard
Pour l’avocat général, la clause de marché intérieur ne s’applique pas aux tracts publicitaires « papier » diffusés par un service de la société de l’information, même s’ils ont pour but d’en assurer la promotion. Si la Cour suit cet avis, le périmètre – et dès lors l’intérêt – de la clause de marché intérieur sera réduit.
Les faits
Une société de droit néerlandais est enregistrée aux Pays‑Bas pour l’exercice d’une activité d’exploitation d’une pharmacie d’officine. Cette société vend également des médicaments en ligne ainsi que des produits de parapharmacie par le truchement de plusieurs sites Internet, dont l’un est spécialement dédié aux consommateurs français. Les médicaments commercialisés par l’intermédiaire de ce site bénéficient, en France, d’une autorisation de mise sur le marché et ne sont pas soumis à prescription médicale obligatoire.
La société néerlandaise a mené une campagne de publicité pour les produits ainsi proposés à la vente aux consommateurs français. Cette campagne comprenait notamment l’insertion de prospectus publicitaires dans des colis expédiés par d’autres acteurs de la vente à distance (méthode dite de « l’asilage »).
Des pharmacies françaises, soutenues par l’UDGPO, s’y opposent et assignent en justice. L’affaire aboutit devant la Cour d’appel de Paris, qui renvoie à la Cour de justice afin de savoir, entre autres, si certaines règles françaises qui encadrent la publicité effectuée par les pharmacies, peut être invoquée à l’encontre du vendeur néerlandais.
Dans ses conclusions – sur lesquelles nous reviendrons aussi dans une autre actu car les questions posées sont vastes – l’avocat général se demande notamment sur quelle base juridique il faut analyser l’aspect du dossier touchant aux prospectus-papier.
Les conclusions de l’AG
L’avocat général commence par rappeler qu’il « ne fait guère de doute que les services de vente en ligne de médicaments et de produits parapharmaceutiques fournis par A constituent des services de la société de l’information. La publicité en ligne pratiquée par cette dernière, tout en faisant partie de ces services de vente en ligne, peut également être qualifiée, en elle‑même, de service de la société de l’information » (para. 42).
L’impact de ce rappel est fondamental car la conséquence est l’application du principe dit « du pays d’origine » établi à l’article 3 de la directive 2000/31 sur le commerce électronique » (clause de marché intérieur). L’avocat général rappelle que selon ce principe « le prestataire d’un service de la société de l’information doit respecter les dispositions nationales applicables dans l’État membre où il est établi (également appelé « État membre d’origine ») en ce qui concerne les matières relevant du domaine coordonné (…) [et que] les autres États membres ne peuvent pas restreindre, pour des raisons relevant du domaine coordonné, la libre circulation d’un tel service, sous réserve des dérogations autorisées dans les conditions listées au paragraphe 4 de cet article ».
Pour autant, et c’est là le cœur du problème discuté dans le présent article, il est d’avis que « l’encadrement des conditions dans lesquelles le prestataire d’un service de vente en ligne peut effectuer de la publicité pour son portail Internet au moyen de supports physiques ne relève pas du champ d’application du principe du pays d’origine établi à l’article 3 de la directive 2000/31 » (nous soulignons) (para. 44).
Il souligne que l’envoi, sur des supports physiques, de communications commerciales pour des services de vente en ligne ne saurait être qualifié, « en tant que tel », de service de la société de l’information (voir para. 45).
Jusque-là, vu la précision apportée (« en tant que tel »), l’affirmation semble incontestable.
Le problème se corse dans la mesure où, en l’espèce :
- l’envoi-papier a pour but de promouvoir l’activité de ce qui est, incontestablement, un service de la société de l’information ; et
- la directive sur le commerce électronique inclut, dans le domaine coordonnée, les exigences relatives à l’exercice d’une activité de prestation d’un service de la société de l’information relatives à la qualité ou au contenu du service, « y compris en matière de publicité ».
Rien n’y fait : invoquant le considérant 21 de la directive selon lequel le domaine coordonné « ne couvre que les exigences relatives aux activités en ligne », telles que, notamment « la publicité en ligne », l’avocat général est d’avis que le prospectus-papier doit, sur ce plan, être détaché du service de la société de l’information et qu’il ne bénéficie donc pas du principe de la clause de marché intérieur dont ledit service jouit par ailleurs.
Il voit dans la publicité-papier déployée par le prestataire un élément qui « ne saurait être [considéré] comme faisant partie intégrante de ces services ». En effet dit-il, « cette publicité est dissociable de l’événement futur et hypothétique que constitue la vente en ligne aux destinataires des prospectus publicitaires. Dans ces conditions, l’envoi de communications commerciales présentées sur des supports physiques ne fait pas indissociablement partie de l’exercice du service de la société de l’information que constitue la vente de biens en ligne » (para. 49).
Conclusion : il estime que la publicité en cause doit être analysée au regard de l’article 34 TFUE (libre circulation des marchandises) et de son exception prévue à l’article 36 TFUE, et non à l’aune de la clause de marché intérieur figurant dans la directive sur le commerce électronique.
Ne pas confondre avec Uber et Airbnb
Il faut éviter de créer toute confusion avec les arrêts Uber et Airbnb.
En effet, la question posée est, in casu, différente :
- Les arrêts Uber et Airbnb s’étaient penchés sur la qualification du service lui-même : s’agit-il d’un service de la société de l’information ? Il est vrai que dans la réponse apportée, les deux arrêts reposaient largement sur l’idée de la dissociation des éléments composant le service, ce qui avait permis à la Cour de refuser cette qualification à Uber tout en l’admettant au profit de Airbnb.
- En l’espèce, la question se pose en des termes différents : à partir de ce qu’il qualifie lui-même comme étant, de façon indiscutable, un service de l’information, l’avocat général détache la publicité que fait ce dernier pour la promotion de ses activités et l’exclut du bénéfice de la clause de marché intérieur, au motif que cette publicité est sous forme papier.
Ce n’est donc pas tant la qualification du service qui pose problème en l’espèce, que la portée de la clause de marché intérieur qualifiée, on s’en souviendra, de « pierre angulaire » de la directive et de pièce essentielle du marché unique numérique.
Commentaires
L’analyse de l’avocat général ne nous convainc pas.
Il nous semble que dès l’instant où la publicité a pour seul objectif d’assurer la promotion d’un service de la société de la fonction, elle fait partie du domaine coordonné par la directive, à savoir : « les exigences relatives à l’exercice d’une activité de prestation d’un service de la société de l’information y compris en matière de publicité ».
Il est difficile de suivre l’avocat général quand il justifie sa position via un parallèle entre la publicité physique (en amont de la vente), et les opérations de livraison physique du bien commandé en ligne (en aval de la vente) : comme il y a une exception du domaine coordonné pour certaines opérations en aval, il trouve logique, par analogie, d’en faire de même en amont.
La réalité du texte est que :
- il n’y a aucune exclusion prévue pour les opérations en amont, de sorte que le raisonnement par analogie ne repose sur aucun texte ;
- Au contraire, lorsque le législateur fait référence à certaines opérations en amont (notamment la publicité), c’est dans le but de mieux souligner qu’elles font partie du domaine coordonné.
- On peut penser, à l’inverse du raisonnement de l’avocat général, que si le législateur a pris la peine d’exclure certaines opérations « en aval », il aurait fait la même chose « en amont » si telle avait été son intention.
À l’inverse de l’avocat général nous pensons donc que les arguments de textes militent pour l’inclusion dans le périmètre de la clause de marché intérieur, de toute publicité, qu’elle qu’en soit la forme, lorsqu’elle a pour objectif la promotion du service de la société de l’information auquel elle se rapporte.
Au-delà de l’argument de la lettre, il y a aussi l’esprit de la clause de marché intérieur. Celle-ci a été très bien décrite par la Commission européenne comme la « pierre angulaire » de la directive. Elle est supposée apporter la sécurité juridique en identifiant un seul droit auquel le prestataire est soumis pour tout ce qui relève du domaine coordonné. À l’opposé de cet esprit, l’avocat général réintroduit l’application de 27 droits différents au seul motif que la publicité, bien qu’ayant pour seul but de promouvoir le service de la société de l’information pour ce qu’il est (et non, par exemple, un produit spécifique), est sous forme papier.
Il sera très intéressant de voir comment la Cour appréhendera cette question susceptible d’impacter très fortement les services qui, partant de l’idée qu’ils sont un service de la société de l’information, considèrent leur opérations comme un tout soumis à la clause de marché intérieur, et ne se demandent dès lors pas, avant de diffuser une publicité, s’il doivent prendre en compte le droit de l’État de destination au motif que la publicité y est diffusée sur papier, sur une chaîne YouTube, à la radio ou à la TV, etc.
Plus d’infos ?
En lisant les conclusions de l’avocat général, disponibles en annexe..