Les juges vont-ils sauver le Hip-Hop et la musique électronique ?
Publié le 08/06/2017 par Maud Cock, Thierry Léonard, Etienne Wery
Illégal le sampling ? Il y a des jours où l’on aimerait être juge à la Cour de justice, notamment lorsque celle-ci est invitée à établir un équilibre entre le respect de la propriété intellectuelle, et la liberté créatrice des artistes contemporains qui empruntent quelques notes de musique a des tubes anciens. Pour certains styles musicaux, le hip-hop et la musique électronique en particulier, le sampling n’est pas un emprunt, c’est une règle de (sur)vie.
Avez-vous déjà vécu l’expérience suivante ?
Votre adolescent chéri vous convie exceptionnellement à partager ses goûts musicaux, et vous invite à écouter le dernier morceau « qui déchire ». Plein de préjugé, vous vous préparez à 3 minutes de souffrance acoustique. Pourtant, dès les premières notes, vous trouvez que c’est plutôt bon. Il vous semble même reconnaître quelques notes par-ci par-là. Cette fois ça y est, vous percutez : vous identifiez le morceau sur lequel vous vous êtes trémoussé 20 ans plus tôt.
Quand votre adolescent vous demande si vous avez aimé, vous faites le blasé et lui faites savoir que le trait de génie de son morceau, ce sont les quelques notes qui reviennent en boucle et qui furent créées lorsque vous aviez son âge.
Il est fort probable que vous ayez assisté à un nouvel exemple de sampling.
Le sampling
Le mot « sample » signifie échantillon en anglais.
En musique, le sampling consiste à reproduire un extrait d’un morceau préexistant, pour l’intégrer dans une nouvelle œuvre.
Le sampling est incontournable dans le domaine musical actuel : en particulier, le hip-hop et la musique électronique reprennent une constellation de samples. Les plus grands tubes du moment intègrent très souvent du sampling.
Un cas d’école
Une très vielle saga judiciaire allemande va se retrouver devant la CJUE avec, au cœur des débats, la légalité du sampling.
En 1997, la chanson « Nur Mir » produite par Moses Pelham reprend en boucle (loop) une séquence rythmique de 2 secondes du cultissime track « Metall auf Metall », sorti 20 ans plus tôt des synthétiseurs de l’emblématique groupe Kraftwerk, pionnier dans le développement de la musique électronique.
Le producteur est poursuivi par les ayants droits du premier morceau, pour violation de leurs droits d’auteur et droits voisins.
L’affaire relève du cas d’école.
Il y a tout d’abord les protagonistes. Kraftwerk fut un véritable pionnier, une icône de la musique électronique. On ne s’attaque pas à une icône sans risque. Mais il y a aussi le défendeur, célèbre producteur aux multiples succès.
Il y a ensuite les questions posées. S’agit-il d’une œuvre dérivée, dont on sait que la réalisation nécessite impérativement l’accord des ayants droits de l’œuvre est incorporée en tout ou en partie dans l’œuvre nouvelle ?
Il y a encore les enjeux culturels. Comment préserver la propriété intellectuelle de l’œuvre première sans porter atteinte de façon déraisonnable à la liberté créatrice des artistes d’aujourd’hui ?
La liberté des arts
Ce sont du reste les enjeux culturels qui font de cette affaire une saga judiciaire.
Saisie pour la troisième fois de l’affaire après avoir débouté les défendeurs à deux reprises, la BGH (cour suprême allemande) vient de saisir la CJUE d’un renvoi préjudiciel.
Il y a un an, l’affaire prenait un nouveau souffle suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle allemande.
Celle-ci a considéré qu’il incombe au juge saisi de procéder à une balance des intérêts entre deux droits fondamentaux :
- la propriété intellectuelle ( ici les droits du producteur de phonogrammes) d’une part et …
- le droit à la liberté artistique, d’autre part.
Pour la Cour, il s’agit deux droits protégés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, respectivement en ses articles 17, 2 et 13.
L’article 13 de la Charte, bien moins connu que l’article 17, 2 relatif au droit fondamental à la propriété intellectuelle, consacre, en effet, le droit à la liberté des arts et des sciences et stipule que : « Les arts et la recherche scientifique sont libres ».
Qu’est-ce qu’un tel droit implique ?
La Cour constitutionnelle souligne, à cet égard, qu’il convient de prendre en compte l’intérêt des artistes (de hip-hop) à créer un processus créatif consistant en un dialogue avec des œuvres préexistantes sans être soumis à des risques financiers ou à des restrictions en termes de contenus.
La Cour constitutionnelle va, notamment, jusqu’à indiquer que :
- Si le développement créatif d’un artiste implique une atteinte au droit d’auteur qui n’entrave que de façon mimine les possibilités d’exploitation des ayants droits, l’intérêt de ces derniers peut être amené à céder le pas en faveur de la création artistique (et du développement culturel),
- La possibilité d’obtenir un droit de licence ne suffit pas en soi à garantir le droit à l’activité artistique, dès lors que les ayants droits peuvent refuser de donner leur musique en licence et sont par ailleurs libres d’en déterminer le prix.
Par ailleurs, la cour constitutionnelle rappelait si besoin était la primauté du droit européen en la matière.
Le renvoi préjudiciel
C’est dans ce contexte que l’affaire est revenue devant la cour suprême allemande.
Celle-ci a décidé, vu l’enjeu européen et la nécessité d’interpréter la charte des droits fondamentaux, de saisir la cour de justice de plusieurs questions préjudicielles.
Celles-ci ne sont pas encore publiées sur le site de la CJUE mais parmi ses questions, la BGH interroge la CJUE sur la manière de concilier le respects des droits de propriété intellectuelle et le droit à la liberté artistique ou la « liberté des arts » au sens de la Charte.
D’autre questions sont consacrées au droit de reproduction (et à la question de l’importance de l’emprunt) et à l’exception de citation.
Ceci laisse présager un arrêt des plus intéressants, en particulier quant à la notion et à l’étendue du droit à la liberté artistique proclamée par la Charte, et quant aux critères que la Cour de Justice pourrait être amenée à développer eu égard à l’examen de l’impact d’une œuvre dérivée sur l’exploitation d’une œuvre première, en cas de succès commercial notamment.
Affaire à suivre…
Plus d’infos ?
En lisant le communiqué de presse No. 87/2017 du Bundesverfassungsgericht relatif à l’arrêt du BGH du 1er juin 2017, en allemand.
En lisant le communiqué de presse No. 29/2016 du Bundesverfassungsgericht relatif à l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande du 31 mai 2016, en anglais.
En écoutant le morceau original et l’oeuvre litigieuse.