Jeux en ligne : la désaffection de Gibraltar va-t-elle profiter à Malte ?
Publié le 30/06/2017 par Etienne Wery
Les jeux en ligne proposés depuis Gibraltar vers le Royaume-Uni sont considérés comme une opération qui échappe au droit européen et à la libre prestation de services en particulier : ces opérations « constituent une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre ». Vu l’importance du marché anglais, cela pourrait inciter certains opérateurs établis à Gibraltar à quitter le rocher au profit de Malte.
Les faits
The Gibraltar Betting and Gaming Association (« GBGA ») est une association professionnelle dont les membres, essentiellement établis à Gibraltar, fournissent des jeux d’argent à distance à des clients au Royaume-Uni et ailleurs.
En 2014, le Royaume-Uni a adopté un nouveau régime fiscal pour certaines taxes sur les jeux d’argent.
Ce nouveau régime, fondé sur le principe du « lieu de consommation », impose aux prestataires de services de jeux d’argent d’acquitter une taxe pour les services de jeux de hasard fournis à distance aux joueurs établis au Royaume-Uni.
Le régime fiscal antérieur, fondé sur le principe du « lieu de fourniture », prévoyait quant à lui que seuls les prestataires de services établis au Royaume-Uni devaient payer les taxes sur les bénéfices bruts réalisés sur les services de jeux fournis aux clients dans le monde entier.
La GBGA a contesté ce nouveau régime fiscal devant la High Court of Justice (England & Wales) (Haute Cour de justice, Angleterre et pays de Galles, Royaume-Uni) en faisant valoir que ce régime est contraire au principe de libre prestation de services inscrit à l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
En tant que partie défenderesse, l’administration fiscale britannique fait valoir que la GBGA ne peut tirer aucun droit de l’ordre juridique de l’Union, étant donné que la prestation de services par les opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni ne relève pas du droit de l’Union. En tout état de cause, le nouveau régime fiscal ne pourrait pas, en tant que mesure fiscale indistinctement applicable, être considéré comme une restriction à la libre prestation de services.
La High Court of Justice demande à la Cour de justice si, aux fins de la libre prestation de services, Gibraltar et le Royaume-Uni doivent être considérés comme faisant partie d’un seul État membre ou si, dans ce domaine, Gibraltar a, au regard du droit de l’Union, le statut constitutionnel d’un territoire distinct de celui du Royaume-Uni de sorte que les prestations de services entre l’un et l’autre doivent être traitées comme des échanges entre deux États membres.
L’arrêt rendu (C-591/15)
La Cour rappelle tout d’abord que les dispositions des traités s’appliquent aux territoires européens dont un État membre assume les relations extérieures. Gibraltar constitue un territoire européen dont un État membre, à savoir le Royaume-Uni, assume les relations extérieures, si bien que le droit de l’Union s’applique à ce territoire.
En outre, la Cour relève que Gibraltar est, en vertu de l’acte d’adhésion de 1972, exclu de l’applicabilité des actes de l’Union dans certains domaines du droit de l’Union. Cependant, ces exclusions ne portent pas sur la libre prestation de services. L’article 56 TFUE s’applique donc à Gibraltar.
Ensuite, la Cour note que selon sa jurisprudence, les dispositions du traité en matière de libre prestation de services ne trouvent pas à s’appliquer à une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.
La Cour conclut que, au regard du droit de l’Union, les prestations de services fournies par des opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni constituent une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.
La Cour confirme que Gibraltar ne fait pas partie du Royaume-Uni. Cependant, elle constate que cette circonstance n’est pas décisive aux fins de déterminer si deux territoires doivent être, aux fins de l’applicabilité des dispositions relatives aux libertés fondamentales, assimilés à un seul État membre.
Selon la Cour, il n’existe pas d’éléments qui permettraient de considérer les relations entre Gibraltar et le Royaume-Uni, aux fins de l’article 56 TFUE, comme semblables à celles qui existent entre deux États membres. Conclure le contraire reviendrait à nier le lien reconnu par le droit de l’Union entre ce territoire et cet État membre. En effet, le Royaume-Uni a assumé les obligations en vertu des traités envers les autres États membres en ce qui concerne l’application et la transposition du droit de l’Union sur le territoire de Gibraltar.
Enfin, la Cour confirme que la conclusion à laquelle elle est parvenue ne porte atteinte ni à l’objectif d’assurer le fonctionnement du marché intérieur, ni au statut de Gibraltar en droit national constitutionnel ou en droit international. Elle souligne que sa conclusion ne saurait être comprise en ce sens qu’elle porte atteinte au statut séparé et distinct de Gibraltar.
Commentaires
Malte et Gibraltar sont deux places majeures en Europe au niveau de l’établissement des prestataires de jeux d’argent en ligne.
Or :
- Ni Malte ni Gibraltar n’a de marché domestique d’une taille suffisante pour absorber l’offre.
- La matière est très peu (voire pas du tout) harmonisée, de sorte qu’il n’y a pas de cadre juridique spécifique européen. On se réfère donc aux Traités.
Il en découle que les prestations des opérateurs établis à Malte ou Gibraltar étaient fondées jusqu’ici sur deux postulats :
- les prestations sont accomplies pour l’essentiel dans un autre pays que le pays d’établissement de l’opérateur, et
- ces prestations s’effectuent sous le régime de la libre prestation de services prévue par les Traités.
L’arrêt est un coup de bambou pour les opérateurs établis à Gibraltar : dorénavant, pour les relations avec les joueurs anglais (un énorme marché !) les opérateurs établis à Gibraltar perdent l’avantage de la libre prestation de service. L’opération est en quelque sorte purement anglaise et la loi anglaise s’y applique pleinement.
Pour ceux dont le marché principal est le Royaume-Uni, la tentation de migrer vers Malte pourrait s’avérer très forte (Brexit ou non).