« Je suis Charlie » peut-il être enregistré en tant que marque ?
Publié le 16/01/2015 par Etienne Wery
L’INPI n’a pas trainé : submergé de demandes d’enregistrement de la marque « Je suis Charlie », l’institut précise qu’il les refusera toutes pour défaut de caractère distinctif. Le hold-up réussi sur le smiley il y a quelques années ne sera donc pas réitéré. Qu’est-ce que le caractère distinctif ? Pourquoi cet engouement à déposer la marque ?
A la vue du rassemblement citoyen de dimanche passé, on pensait que le monde était devenu beau, que l’amour régnait en maitre, que les hommes et les femmes de tous les pays s’aimaient. Bref, que le monde était devenu un conte de fée.
Nous voilà rassurés : rien n’a changé ! Dès le lendemain, de petits malins pensant faire beaucoup d’argent, ont tenté d’enregistrer le terme « Je suis Charlie » en tant que marque. On ne change pas si vite la nature de l’homme …
« Je suis Charlie » est-il apte à être enregistré en tant que marque ?
Qu’est-ce qu’une marque ?
L’article 5.1 de la directive 89/104/CEE du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques, remplacé sans modification substantielle pour la matière qui nous occupe, par la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008, dispose ce qui suit : « La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires :
a) d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ;
b) d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque. »
De là, les juges (sous le houlette de la CJUE) ont progressivement donné une définition de la marque. L’a définition est dite fonctionnelle : on défini la marque par rapport à sa fonction.
Déjà en 1976, dans l’arrêt Terrapin (c-119/75), la Cour défendait l’idée que la marque répond à un besoin : permettre d’identifier l’origine du produit ou du service. Elle l’a redit avec force dans l’arrêt Arsenal (C-206/01) de novembre 2002 : « La fonction essentielle de la marque est de garantir au consommateur l’origine véritable d’un produit ou service, en lui permettant de le distinguer sans confusion possible de celui qui a une autre provenance. La marque joue un rôle essentiel dans le système de concurrence : elle constitue la garantie que, d’une part, tous les produits et services qu’elle désigne ont été fabriqués ou fournis sous le contrôle d’une entreprise unique et que, d’autre part, cette entreprise unique est responsable de leur qualité. Or, cette garantie de provenance ne peut être assurée que si la marque est protégée contre les concurrents qui voudraient abuser de sa position et de sa réputation en vendant des produits non originaux. »
Dans l’arrêt appelé L’Oréal 1 (C-487/07) de juin 2009, la Cour a ajouté que « Outre la protection de la fonction essentielle de la marque (garantir aux consommateurs la provenance du produit ou du service), l’article 5.1.a) protège les autres fonctions de celle-ci, notamment celle consistant à garantir la qualité de ce produit ou de ce service, ou celles de communication, d’investissement ou de publicité. »
On retiendra donc que :
· La raison d’être fondamentale d’une marque est de remplir une fonction d’identification de l’origine. Toute marque remplit cette fonction.
· Selon l’usage qu’en fait son titulaire, une peut marque peut aussi remplir d’autres fonctions. Exemples : la fonction de publicité (employer la marque non seulement pour indiquer l’origine des produits ou services, mais pour « informer et persuader le consommateur », « en tant qu’élément de promotion des ventes ou en tant qu’instrument de stratégie commerciale » – Google, points 91 et 92) ; la fonction d’investissement (qui vise à « acquérir ou conserver une réputation susceptible d’attirer et de fidéliser les consommateurs » – Interflora, point 60) ; la fonction de garantie de qualité ; la fonction de communication.
Les arrêts ultérieurs n’ont pas dérogé à cet enseignement, au point que pour pouvoir se plaindre d’une contrefaçon, le plaignant doit dorénavant justifier d’une atteinte à l’une des fonction de la marque.
Pour être déposé en tant que marque, un signe doit être distinctif
Qui a-t-il de plus banal qu’une pomme ? Peu de chose. Pourtant, Apple est aujourd’hui la marque la plus fortement valorisée dans le monde. Preuve qu’une terme banal, lorsqu’il désigne un produit ou un service particulier et y est associé en tant que marque, peut acquérir beaucoup de valeur. L’enregistrement de Apple – terme banal – n’a posé aucun problème à l’époque car personne n’ayant encore associé jusque là une pomme à des produits informatiques, le terme avait ce que l’on appelle un « caractère distinctif ».
Le caractère distinctif d’un signe de nature à constituer une marque « s’apprécie à l’égard des produits ou services qu’il entend distinguer, et au moment du dépôt de cette marque. En effet, une marque doit permettre de distinguer l’origine d’un produit ou d’un service d’une entreprise ou d’un particulier de ceux de concurrents.
Ne possède pas de caractère distinctif un signe qui est nécessaire, générique, ou usuel pour le produit ou service considéré, ou s’il peut en décrire une caractéristique telle que sa qualité ou quantité, mais également s’il est constitué exclusivement de la forme imposée par la nature ou fonction du produit, ou s’il confère à ce dernier sa valeur substantielle » (www.cncpi.fr).
Le précédent du Smiley
La première apparition du visage rond formé d’un sourire en arc de cercle et de deux points pour les yeux est dans le New York Herald Tribune du 10 mars 1963.
Le visage smiley colorié, un bouton jaune avec un sourire et deux points représentant les yeux, aurait été inventé par Harvey Ball en 1963 pour une société d’assurance américaine qui voulait une campagne interne pour améliorer le moral de ses employés. Reste que Ball n’a jamais essayé de se servir, de promouvoir ou de protéger l’image et celle-ci est tombée dans le domaine public avant qu’une procédure de protection de l’image ne puisse être entreprise. Ball n’a donc jamais profité financièrement de l’image à l’exception de son salaire. David Stern de David Stern Inc., une agence de publicité de Seattle, soutient également avoir inventé le smiley en 1967 dans le cadre de sa campagne pour la Washington Mutual mais n’a pas non plus cherché à la protéger. (Wikipedia)
Les représentations schématiques de visage humain ont commencé à être utilisées dans le domaine de la communication par terminaux d’ordinateurs, et plus particulièrement celui de la transmission de message électronique, à la fin des années 1970-début des années 1980.
Cela n’a pas empêché un citoyen français d’enregistrer le smiley en tant que marque dans près de 70 pays, et de rançonner depuis lors les entreprises qui l’utilisent en parfaite bonne foi. Parfois ça marche, parfois pas, en fonction du juge et du pays. Le business est juteux : déposer un signe ou un terme inventé par un autre pour réclamer ensuite des licences.
Je suis charlie
« Je suis Charlie » est la création de Joachim Roncin, un graphiste français, dans les heures suivant l’attentat contre le journal Charlie Hebdo et utilisé le 7 janvier 2015 et les jours suivants en soutien aux victimes. Cette phrase est principalement utilisée sous forme d’image ou d’un hashtag sur les réseaux sociaux, devenant notamment un des slogans les plus utilisés de l’histoire du réseau Twitter. (Wikipedia)
Dès le lendemain, de petits malins pensant faire beaucoup d’argent, on tenté d’enregistrer « Je suis Charlie » en tant que marque. Une réédition du "hold-up du smiley" en quelque sorte.
Cette semaine, l’INPI a douché les espoirs de ces petits malins en publiant un communiqué de presse : « l’INPI a pris la décision de ne pas enregistrer ces demandes de marques, car elles ne répondent pas au critère de caractère distinctif. En effet, ce slogan ne peut pas être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité ».