Filmer une personne en garde à vue ? Pas si simple …
Publié le 05/05/2020 par Etienne Wery
La Cour de cassation doute qu’une personne placée en garde à vue puisse s’opposer effectivement à l’enregistrement de son audition qui constitue, de surcroit, une ingérence dans sa vie privée.
Les faits
M. S… et Mme B… , son épouse, ont porté plainte auprès du procureur de la République des chefs de violation du secret professionnel et du secret de l’instruction après la diffusion sur la chaîne W9, le 18 janvier 2013, d’un reportage intitulé “Prostitution : les nouvelles esclaves du trottoir, les nouveaux visages de la prostitution“, qui retraçait les investigations menées sur les réseaux de prostitution asiatique dans le sud de Paris et notamment la surveillance de l’hôtel, géré par les intéressés, où les prostituées effectuaient leurs prestations.
Les auteurs du reportage avaient pris soin d’anonymiser les lieux et les personnes, mais le reportage n’en présentait pas moins, notamment, la garde à vue de Mme S… , intervenue à la suite de l’interpellation de l’intéressée le 24 janvier 2011 pour des faits de proxénétisme aggravé, laquelle a déclaré avoir été reconnue par des tiers, notamment par sa voix, à la suite de la diffusion du film.
La plainte des requérants a été classée sans suite.
Ils se constituent alors partie civile auprès du juge d’instruction des chefs précités le 14 octobre 2013, leur avocat faisant en outre valoir, par une note du 10 juillet 2015, qu’il avait été porté atteinte à l’intimité de la vie privée de Mme S.
Le juge d’instruction rend une ordonnance de non-lieu en date du 21 octobre 2015, contre laquelle les parties civiles ont interjeté appel.
Pour confirmer l’ordonnance du juge d’instruction et écarter l’argumentation de Mme S… qui soutenait que le délit incriminé à l’article 226-1 du code pénal était constitué, la chambre de l’instruction retient que :
- les images et paroles d’une personne interpellée par les services de police puis interrogée au cours de sa garde à vue ne relèvent pas de l’intimité de la vie privée au sens de ce texte, et
- qu’au surplus aucun élément du dossier n’indique que les conditions de la garde à vue de Mme S… , qui a nécessairement vu la caméra, lui ôtaient la possibilité de faire valoir son opposition à l’enregistrement.
Le cadre légal
Selon l’article L 226-1 du Code pénal, “est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui :
1° En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ;
2° En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé.
Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés, alors qu’ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé.”
En résumé, cette disposition protège la vie privée des personnes contre les enregistrements sonores et visuels, mais consacre le principe de l’autorisation déduite des circonstances. Si une personne se laisse prendre en photo alors qu’elle est en mesure de s’y opposer, son consentement est présumé.
L’arrêt rendu
L’arrêt pose deux questions distinctes :
- Une personne en garde à vue est-elle encore dans une situation où elle peut prétendre protéger son intimité et sa vie privée ? Pour la chambre de l’instruction, c’est non, à tout le moins au sens de la disposition précitée.
- La personne en garde à vue ayant la possibilité de voir les caméras, elle doit se douter qu’elle est filmée. Est-ce un consentement déduit des circonstances ? Pour la chambre de l’instruction, c’est oui car la personne a nécessairement vu les caméras et n’a, selon les éléments du dossier, pas manifesté d’opposition.
Sur les deux questions, la Cour de cassation casse la décision.
Elle estime en effet que :
- “l’enregistrement de la parole ou de l’image d’une personne placée en garde à vue est susceptible de constituer une atteinte à l’intimité de sa vie privée”, et que :
- “une personne faisant l’objet d’une garde à vue n’est pas en mesure de s’opposer à cet enregistrement”.
Sans précision supplémentaire, difficile de cerner avec certitude le raisonnement de la Cour. L’on suppose que par analogie avec la relation de travail qui ne peut se revendiquer du consentement de l’employé pour justifier le traitement de ses données personnelles car la relation hiérarchique exclut un consentement libre, la Cour a estimé que la situation de faiblesse particulière de la personne en garde à vue lui ôte le droit effectif de s’opposer à l’enregistrement.
Les pénalistes ne doivent pas trop se réjouir : nous ne serions pas étonné qu’une loi vienne corriger les effets de cet arrêt, dont on retient l’idée d’une protection particulière de la personne en situation de faiblesse s’agissant de vérifier que le droit qui lui est reconnu peut encore être exercé de manière effective.
Plus d’infos ?
En lisant l’arrêt, disponible en annexe.