Enregistrement abusif de noms de domaines: analyse de l’avant-projet de loi belge
Publié le 02/01/2000 par Benoît Michaux
Au début du mois de novembre, le ministre de l’économie a déposé un avant-projet de loi relatif à l’enregistrement abusif des noms de domaine (mieux connu sous le nom de « cybersquatting » ou « domain name grabbing »). Cet avant-projet comporte deux volets, l’un pénal et l’autre civil, que nous analyserons de façon critique à la lumière des…
Au début du mois de novembre, le ministre de l’économie a déposé un avant-projet de loi relatif à l’enregistrement abusif des noms de domaine (mieux connu sous le nom de « cybersquatting » ou « domain name grabbing »).
Cet avant-projet comporte deux volets, l’un pénal et l’autre civil, que nous analyserons de façon critique à la lumière des initiatives internationales en la matière et de la jurisprudence belge.
Un nouveau délit: l’enregistrement abusif de nom de domaine
L’article 3 interdit « le fait d’enregistrer, dans le but de nuire à un tiers ou en vue d’en tirer un avantage illégitime, un nom de domaine qui est soit identique, soit ressemble au point de créer un risque de confusion, à une marque de produits ou de services ou à un nom commercial appartenant à autrui ». Les infractions à cette disposition seront punies d’un emprisonnement de 1 mois à 5 ans et/ou d’une amende de 1.000 BEF à 30.000 BEF (à multiplier par 200).
Plusieurs remarques s’imposent.
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Il nous semble tout d’abord que le texte incrimine de façon malheureuse le fait d' »enregistrer ». En effet, l’enregistrement est réalisé par l’autorité compétente, pas par le futur détenteur. Il serait peut-être plus judicieux d’incriminer le fait de « faire enregistrer » un nom de domaine. Cela aurait par ailleurs le mérite d’éviter de mettre en cause la responsabilité des autorités délivrant les noms de domaine.
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En ce qui concerne l’élément matériel de l’infraction, il convient de rappeler que la loi pénale a une portée strictement territoriale. L’article 3 du code pénal précise ainsi que « l’infraction commise sur le territoire du royaume par des belges ou des étrangers, est punie conformément aux dispositions des lois belges ». L’article 3 du code civil précise quant à lui que « les lois de police et de sûreté obligent tous ceux qui habitent le territoire ».
De même, selon la règle de l’ubiquité consacrée par la jurisprudence de la cour de cassation, une infraction est punissable en Belgique lorsqu’un des éléments du délit a été commis en Belgique (Cass., 23 février 1979, Pas., 1979, I, 582).
Il faut considérer que tous les enregistrements abusifs de noms de domaine « .be » pourront faire l’objet de poursuites pénales en Belgique dès lors que leur enregistrement aura été effectué par l’autorité compétente en Belgique.
En revanche, les enregistrements abusifs de noms de domaine autres que « .be », commis à l’étranger, même s’ils portent préjudice à des titulaires de droits belges, ne constitueront pas une infraction, sauf si la demande d’enregistrement est réalisée au départ d’un ordinateur situé en Belgique.
En effet, dans ce cas, il est évident que la demande d’enregistrement réalisée en Belgique constitue un des éléments constitutifs de l’infraction.
Cependant, si l’incrimination porte sur « l’enregistrement », l’on pourrait, à notre sens, soutenir que si l’enregistrement n’est pas réalisé en Belgique (ce qui ne sera le cas que pour les noms de domaine « .be »), il n’y aura pas d’infraction.
Cette restriction aux actes commis en Belgique, inhérente au droit pénal, est, il nous semble, difficilement compatible avec le caractère transfrontalier de l’Internet.
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Les éléments suivants constitueront notamment la preuve de ce que le nom de domaine a été enregistré de mauvaise foi: (i) l’offre en vente du nom de domaine au titulaire de la marque ou à un de ses concurrents; (ii) la tentative pour attirer à des fins lucratives les utilisateurs de l’Internet vers le site web du titulaire du nom de domaine, en créant une confusion avec la marque du titulaire; (iii) l’enregistrement effectué en vue d’empêcher le titulaire de la marque de reprendre sa marque sous forme d’un nom de domaine; (iv) l’enregistrement du nom de domaine en vue de perturber les opérations commerciales d’un concurrent (voy. le rapport final concernant le processus de consultation de l’OMPI sur les noms de domaine de l’Internet).
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Enfin, il nous semble regrettable que seules les marques et les noms commerciaux entrent dans le champ d’application de la disposition pénale. Il existe en effet d’autres droits antérieurs qui peuvent être victimes d’enregistrements abusifs : dénomination sociale, enseigne, appellation d’origine, nom patronymique.
Une nouvelle procédure spécifique: l’action en cessation
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Présentation générale
L’article 4 de l’avant-projet précise que « le Président du tribunal de commerce constate l’existence et ordonne la cessation d’un acte, même pénalement réprimé, constituant une infraction aux dispositions de la présente loi ».
Avant d’analyser les mérites de la nouvelle procédure, il est bon de rappeler quels sont les armes dont disposent, sous le régime actuel, les titulaires de droit face aux enregistrements abusifs.
Le titulaire d’une marque renommée pourra invoquer, devant le juge des référés ou de la cessation, l’article 13, A, 1, d de la loi Benelux sur les marques ainsi que l’article 93 de la loi sur les pratiques de commerce, la protection et l’information du consommateur. Il pourra s’opposer à un nom de domaine identique ou ressemblant à sa marque, lorsque celui-ci porte préjudice au caractère distinctif de sa marque ou en tire indûment profit.
Le titulaire d’un nom commercial (ou d’une enseigne verbale) pourra invoquer l’article 8 de la Convention d’Union de Paris du 20 mars 1883 et l’article 93 de la loi sur les pratiques de commerce et s’opposer au dépôt d’un nom de domaine qui engendre la confusion ou la tromperie avec son nom commercial (voy. Bruxelles, 1er avril 1998, J.L.M.B., 1998, 1595, avec note E. Wery, « Domain name grabbing: la Belgique rentre enfin dans le rang »).
Il nous semble dès lors que le régime actuel présente une protection suffisante pour les titulaires de droit.
En revanche, il nous semble que le nouveau régime proposé par l’avant-projet présente un recul par rapport au régime actuel.
En effet, dans le cadre du projet, le juge de la cessation ne peut plus être saisi qu’en cas de violation de l’article 3, à savoir en cas d’enregistrement de mauvaise foi d’un nom de domaine. Les titulaires de signes distinctifs ne pourront donc plus s’opposer (du moins dans le cadre de l’action en cessation spéciale) à l’enregistrement d’un nom de domaine sauf à prouver que celui-ci a été réalisé dans le but de s’approprier un avantage illégitime ou dans le but de nuire. Sous le régime actuel, cette condition n’existe pas.
L’on peut même se demander si, une fois le projet adopté, les titulaires pourront encore se prévaloir de l’actuel régime qui leur permet de s’adresser au juge de la cessation en matière de pratiques de commerce pour incriminer un enregistrement d’un nom de domaine qu’il soit effectué de bonne ou mauvaise foi. En effet, on pourrait estimer que dès lors qu’une procédure spécifique est instaurée c’est celle-ci qui doit être utilisée, à l’exclusion des autres.
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Qui peut intenter l’action en cessation?
L’article 5 de l’avant-projet précise que l’action en cessation peut être intentée par (i) tout intéressé, (ii)le ministre de l’économie, (iii) des groupements professionnels, (iv) des associations agrées par le ministre.
Il nous semble que, dans la précipitation, l’on se soit malheureusement contenté de recopier les dispositions de la loi sur les pratiques de commerce sans évaluer leur pertinence dans le cadre de la problématique actuelle.
C’est ainsi que l’on se demande pourquoi l’action est ouverte à tout intéressé. Il nous semble qu’elle doive être limitée au titulaire de la marque (voy. l’article 13, A de la loi Benelux sur les marques) ou du nom commercial.
C’est d’ailleurs ce qui semble être prévu à l’article 7 puisqu’il y est précisé que la requête doit être signée par le titulaire de la marque ou du nom commercial ou leur avocat. Un autre intéressé ne pourra donc pas introduire la procédure par voie de requête. Il est vrai que la voie de la citation reste ouverte aux autres personnes que le titulaire.
Il nous parait dangereux de contredire le système instauré par la loi Benelux sur les marques et de laisser à d’autres que le titulaire le droit d’agir au civil.
L’intérêt à agir du ministre, s’il peut se justifier dans la loi sur les pratiques du commerce dès lors que dans certaines situations il convient d’agir afin de faire la police du marché et de protéger le consommateur (ce qui n’arrive par ailleurs que très rarement), nous paraît totalement inutile.
En effet, l’on ne voit pas en quoi un conflit entre deux titulaires de signes distinctifs peut intéresser celui-ci.
Les mêmes remarques valent pour les points (iii) et (iv).
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Quelle est la compétence du Président siégeant en référé?
L’article 6 de l’avant projet prévoit qu’à « la demande du titulaire de la marque de produits ou de services ou du nom commercial, le Président du tribunal de commerce peut ordonner que le détenteur du nom de domaine en conflit annule l’enregistrement de celui-ci (…) ».
Ce type de sanction ne peut être prononcée par le juge de la cessation siégeant dans le cadre de la loi sur les pratiques de commerce dont la compétence est restrictive.
En d’autres termes, il n’existe à l’heure actuelle, aucune sanction d’annulation susceptible d’intervenir rapidement. La disparition de l’enregistrement peut cependant, dans les cas flagrants, être obtenue autrement: par exemple, une injonction faite, en référé, au détenteur du nom de domaine de solliciter la radiation de l’enregistrement sous peine d’astreintes ou, encore, un ordre de radiation prononcé par le juge du fond sur base de l’article 735 du code judiciaire (après que le juge de la cessation ait constaté l’atteinte aux droits d’un tiers).
Conclusion
L’opportunité du projet nous semble contestable, surtout dans ses dispositions civiles lesquelles sont inutiles, sinon dangereuses en ce qu’elles entraîneraient un recul de protection par rapport au régime actuel.
Il est vrai que les sanctions pénales comblent un vide. Leur opportunité nous semble toutefois contestable dès lors que:
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le seul dépôt de mauvaise foi d’une marque n’est pas sanctionné pénalement. L’on se demande pourquoi un nom de domaine devrait l’être.
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Le délicat examen de certaines notions (telles que le risque de confusion et l’intention de tirer profit du caractère distinctif) ne peuvent être tranchées que par un juge civil. Ce n’est pas par hasard si le législateur américain a voulu dépénaliser l’enregistrement abusif (Bill H.R. 3028 to amend certain trademark laws to prevent the misappropriation).
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le rapport final concernant le processus de consultation de l’OMPI sur les noms de domaine de l’Internet préconise une procédure administrative pour résoudre les conflits entre titulaires de droits exclusifs et les détenteurs de noms de domaine.
Il reste dès lors à espérer que la Chambre des représentants rectifie le tir…
Cette actualité a été rédigée par Benoît Michaux et Sébastien Evrard