Distribution sélective : le Conseil de la Concurrence se montre sévère avec les interdictions de vente en ligne
Publié le 20/01/2009 par Etienne Wery , Aurélien VAN DE WIELE
Le Conseil de la Concurrence ordonne au Groupe Pierre Fabre Dermo-cosmétique de modifier ses contrats pour autoriser son réseau de distribution sélective à vendre ses produits en ligne, confirmant sa sévérité à l’égard de telles clauses, jugées anticoncurrentielles. La tête de réseau reste toutefois autorisée, à certaines conditions, à contrôler le contenu du site internet de ses distributeurs.
Dans une décision du 29 octobre 2008, le Conseil a estimé contraire au droit de la concurrence l’interdiction faite par la société Pierre Fabre Dermo-cosmétique à ses distributeurs agréés, de vendre des produits de marques Klorane, Avène, Ducray et Galénic sur Internet.
En mars 2007 déjà, l’autorité française régulatrice de la concurrence avait posé le principe d’une telle « interdiction d’interdire » dans le cadre de contrats de distribution sélective dans le secteur de la distribution de produits cosmétiques et d’hygiène corporelle et avait pris acte des engagements proposés par une dizaine d’entreprises visant à mettre fin à l’interdiction de revente sur internet, les rendant obligatoire tout en classant sans suite l’affaire en question.
La société Pierre Fabre avait à l’époque refusé de supprimer la clause interdisant à ses 23 000 distributeurs agréés installés sur le territoire français de vendre sur internet.
Ces derniers sont astreints contractuellement à réaliser leurs ventes dans un espace physique, avec la présence obligatoire d’un spécialiste qualifié, docteur en pharmacie, apte à conseiller efficacement et individuellement les clients, ce qui rend de fait impossible toute vente en ligne.
Le système vise, dans le chef de la tête de réseau, à protéger l’image de marque des produits et à assurer la renommée du réseau. Par ailleurs, le développement des ventes en ligne pourrait conduire les pharmaciens à refuser de donner le conseil.
Le Conseil a jugé que la clause rend les accords verticaux qui la contiennent contraires au droit communautaire de la concurrence (1), aucune exemption n’étant concevable en l’espèce (2).
1. L’interdiction de vendre en ligne constitue une limitation excessive de la liberté commerciale de ses distributeurs au détriment des consommateurs, et de ce fait une restriction de la concurrence intracommunautaire
Après avoir vérifié que les pratiques en cause étaient bien susceptibles d’affecter sensiblement le marché intracommunautaire (en l’espèce, s’agissant d’accords verticaux, le seuil de 40 millions de CA HT durant le dernier exercice écoulé était largement dépassé), le Conseil a examiné les accords en cause au regard des règles de concurrence intracommunautaire (l’article 81, paragraphe 1, interdit « tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun (…) » et l’article L.420-1 du code de commerce prohibe « les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalition », « lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu la concurrence sur un marché »).
Il va estimer qu’ « En imposant à ses distributeurs agréés une interdiction de vente des produits sur Internet, la société PFDC limite d’emblée la liberté commerciale de ses distributeurs en excluant un moyen de commercialisation de ses produits cosmétiques et d’hygiène corporelle. De ce fait, elle restreint le choix des consommateurs désireux d’acheter par Internet et empêche les ventes aux acheteurs finaux qui ne sont pas localisés dans la zone de chalandise « physique » du distributeur agréé. L’utilisation d’Internet permet en effet aux consommateurs de visiter le site d’un distributeur, de commander le produit et de se le faire livrer, sans avoir à se déplacer » (§ 56 de la décision).
Dès lors, « L’interdiction faite aux distributeurs agréés de vendre les produits du groupe Pierre Fabre par Internet prive ceux-ci de la faculté de prospecter des clients par l’envoi de messages ou de satisfaire à des demandes non sollicitées adressées sur leur site. Cette pratique équivaut donc à une limitation des ventes actives et passives des distributeurs » (§ 57).
« L’interdiction de vente sur Internet qui limite les ventes au sein d’un réseau de distribution sélective a nécessairement un objet restrictif de concurrence, qui vient s’ajouter à la limitation de concurrence inhérente au choix même d’un système de distribution sélective par le fabricant, qui limite le nombre de distributeurs habilités à distribuer le produit et empêche les distributeurs de vendre ces biens à des distributeurs non agréés » (§ 58).
2. Aucune exemption n’est possible
a) Exemption de plano par catégorie (Règlement n° 2790/1999 du 22 décembre 1999)
Les accords verticaux bénéficient de l’exemption automatique par catégorie dès lors que la part de marché détenue par le fournisseur ne dépasse pas 30 %.
Toutefois, cette présomption de légalité des accords tombe s’ils contiennent une « restriction caractérisée » – énumérées à l’article 4 du règlement précité – dont font partie « les restrictions des ventes actives ou des ventes passives aux utilisateurs finals par les membres d’un système de distribution sélective qui opèrent en tant que détaillants sur le marché, sans préjudice de la possibilité d’interdire à un membre du système d’opérer à partir d’un lieu d’établissement non autorisé » (article 4 c) du Règlement).
Or, si la part de marché des produits Pierre Fabre est certes inférieure à 30 %, ces pratiques sont d’après le Conseil équivalentes à une interdiction de ventes actives (fait pour les distributeurs agréés de prospecter les clients des autres distributeurs) et passives (faculté pour un distributeur agréé de répondre aux demandes non sollicitées des clients). Justiciables de la qualification « restriction caractérisée », elles ne peuvent donc bénéficier de l’exemption automatique par catégorie.
Le Conseil s’appuie sur le point 54 des lignes directrices sur les restrictions verticales de la Commission (2000/C 291/01) : « La restriction caractérisée visée à l’article 4, point c, du règlement d’exemption par catégorie concerne la restriction des ventes actives ou passives aux utilisateurs finals, qu’il s’agisse d’utilisateurs finals professionnels ou de consommateurs finals, par les membres d’un système de distribution sélective.
Cela signifie qu’aucune limitation ne peut être imposée aux distributeurs membres d’un réseau de distribution sélective, tel qu’il est défini à l’article 1er point d), du règlement quant aux utilisateurs ou aux agents d’achat agissant au nom de ces utilisateurs, auxquels ils sont autorisés à vendre. Dans un système de distribution sélective, par exemple, le distributeur devrait être aussi libre de faire de la publicité et de vendre via internet… (C’est le Conseil qui souligne).»
Les arguments avancés par le groupe Fabre :
- un site internet, lieu virtuel, constituerait un « lieu d’établissement non autorisé », il n’y aurait donc pas de restriction caractérisée au sens de l’article 4 c).
- les lignes directrices de la Commission n’ont aucune valeur juridique
- A supposer qu’elles en aient une, elles disposent justement (point 51) que « l’interdiction catégorique de vendre sur internet ou sur catalogue n’est admissible que si elle est objectivement justifiée »
- Il incomberait au Conseil de vérifier concrètement l’objet ou l’effet anticoncurrentiel de la pratique
- Compte tenu du maillage exceptionnel et homogène de points de vente physique (23 000 distributeurs), tous les consommateurs ont un accès effectif aux revendeurs, il n’existe aucun effet sur la concurrence intra marque
- Il existe une jurisprudence fournie admettant le principe de l’interdiction de vente par internet
sont écartés par le Conseil :
Il estime en particulier que le site internet n’est pas un lieu d’établissement non autorisé, mais un « moyen de vente alternatif utilisé » par les distributeurs d’un réseau de points physiques.
Quant au caractère objectivement justifié de l’interdiction, il ne concerne nous informe le Conseil que des sites spécialement conçus pour viser la clientèle exclusive des autres distributeurs agréés.
Par ailleurs, le seul fait que des pratiques soient anticoncurrentielles par leur objet dispense de rechercher leur effet anticoncurrentiel.
Enfin, les décisions citées par Pierre Fabre ne sont pas pertinentes, au contraire de plusieurs précédents communautaires allant dans le sens du caractère anti concurrentiels des pratiques examinées (affaire B&W Loudspeakers, et Yves Saint Laurent Parfums).
b) Exemption individuelle (§3 de l’article 81 CE, ou article L. 420-4 du code de commerce)
Pour bénéficier d’une exemption individuelle, il est nécessaire de démontrer le progrès économique découlant de la pratique et le caractère indispensable de la restriction de concurrence pour obtenir ces avantages.
Au soutien de l’exemption, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique prétendait ainsi que :
• la pratique litigieuse contribuait à améliorer la distribution des produits dermo-cosmétiques en prévenant les risques de contrefaçon (premier point),
• et de parasitisme entre officines agréées (deuxième point).
• Elle garantirait le bien-être du consommateur grâce à la présence physique du pharmacien lors de la délivrance du produit (troisième point).
• la distribution par Internet n’apporterait aucun surcroît de concurrence sur le marché des produits dermo-cosmétiques et notamment aucune baisse des prix de détail pour le consommateur (quatrième point).
Ces arguments sont également tous rejetés par le Conseil :
Sur le premier point, la possibilité, reconnue à la société, de réserver à ses propres distributeurs agréés la vente des produits par Internet permet d’atteindre cet objectif. Pierre Fabre Dermo-Cosmétique pourrait contrôler la qualité des sites de ses propres distributeurs agréés et combattre plus facilement les ventes sur les sites non autorisés.
Sur le deuxième point, le choix, par Pierre Fabre Dermo-Cosmétique, d’un système de distribution sélective, avec présence d’un pharmacien dans les lieux de vente, garantit que le service de conseil est dispensé dans toutes les officines agréées et que chacune en supporte le coût. Il est dès lors impossible qu’une pharmacie agréée qui disposerait d’un site Internet puisse tirer bénéfice des conseils dispensés par une autre officine agréée sans en partager les coûts. L’éventualité évoquée par Pierre Fabre Dermo-Cosmétique que certaines officines n’auraient pas les moyens de se doter d’un site et souffriraient du « parasitisme » des autres, les consommateurs demandant des conseils dans les premières et achetant sur les sites des secondes, n’est étayée d’aucun commencement de preuve. Au demeurant, si cette pratique était avérée, elle ne pourrait être qualifiée de « parasitisme ». Il ne pourrait en être autrement qu’en présence de « pure players », c’est-à-dire de site de vente en ligne non assis sur un quelconque lieu de vente physique.
Sur le troisième point, les cosmétiques ne sont pas des médicaments : la réglementation particulière dont ils font l’objet concerne les normes qui s’appliquent à leur fabrication et non à leur distribution qui est libre.
En outre, l’établissement d’un diagnostic n’entre pas dans les pouvoirs d’un pharmacien, seul le médecin y étant autorisé. S’il est exact que l’usage de produits cosmétiques est souvent prescrit par le médecin lors d’un traitement dermatologique, c’est à titre d’accompagnement et non à titre curatif, cet accompagnement restant sous la responsabilité du médecin.
Dans un arrêt du 11 décembre 2003, Deutscher Apothekerverband (C/322/01, Rec.p.I-14887), la Cour de justice des communautés européenne a écarté les arguments tenant à la nature des produits en cause, s’agissant des restrictions apportées à la distribution par Internet de médicaments non soumis à prescription médicale, au regard du principe de la libre circulation des marchandises.
Elle a ainsi jugé que constituait une restriction non justifiée à ce principe la règlementation qui interdisait aux pharmaciens de vendre par Internet des médicaments non soumis à ordonnance dans l’Etat membre où se situait l’acheteur.
Le Conseil estime que tous ces arguments sont a fortiori transposables pour les produits dermo-cosmétiques, qui ne sont pas des médicaments.
Par ailleurs, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique ne démontre pas en quoi la pratique litigieuse serait nécessaire pour permettre le système de surveillance intitulé « cosmétovigilance » (signalement obligatoire par les professionnels de santé des effets indésirables des produits cosmétiques).
Les effets négatifs liés à l’utilisation des produits ne sont en réalité détectables qu’une fois le produit acheté, quel que soit le moyen d’acquisition, et non au moment de l’achat. Le patient aura donc tendance à consulter un médecin en cas d’effets négatifs du produit.
Enfin, sur le quatrième point, le fait que la distribution par Internet n’entraînerait pas nécessairement de baisse des prix de détail, au demeurant non démontrée, est indifférente.
En effet, en l’absence de la restriction litigieuse, les gains pour les consommateurs pourraient aussi résider dans l’amélioration du service proposé par les distributeurs et pas seulement dans la baisse des prix. La possibilité d’acheter les produits sur Internet apporte aux consommateurs un service supplémentaire par rapport à l’achat dans les magasins physiques : commander et acheter les produits à distance, sans limitation de temps. L’utilisation d’Internet facilite également l’accès à l’information sur les produits et permet aux consommateurs de procéder à des comparaisons de prix.
Le Conseil en conclut qu’ « En interdisant la vente sur Internet par ses distributeurs agréés, Pierre Fabre Dermo-Cosmétique a limité la distribution de ses produits par un nouveau canal de distribution et a restreint la pression concurrentielle entre distributeurs, du fait du nombre réduit de points de vente agréés dans une même zone de chalandise. Ainsi, l’entrave au développement de ce mode de distribution a-t-il affaibli la concurrence intramarque » (point 93 de la décision).
In fine, Pierre Fabre se voit enjoindre de :
• Supprimer la clause litigieuse de ses contrats de distribution sélective, et plus généralement toute mention équivalant à une interdiction de vente sur internet de ses produits et d’envoyer copie des contrats modifiés au Conseil de la Concurrence
• De prévoir expressément dans les contrats la possibilité pour ses distributeurs de recourir à ce mode de distribution dans un délai de 3 mois à compter de la notification de la décision du Conseil.
• D’avertir les distributeurs par lettre recommandée accompagnée d’un résumé de la décision
Le Conseil a condamné en outre les laboratoires Pierre Fabre à verser 17 000 euros d’amende, prix dont le caractère modique tient compte de l’effet attendu des injonctions précitées.
Dans un communiqué de presse publié le jour de la décision, les Laboratoires Pierre Fabre ont déclaré qu’ils demeuraient opposés à la vente sur Internet comme à toute vente à distance, de leurs produits dermo-cosmétiques, et qu’ils maintenaient que seule la présence physique d’un diplômé en pharmacie garantit au consommateur d’être conseillé de manière optimale par un professionnel qualifié. Ils se réservent la possibilité de faire appel de la Décision du Conseil.
Si cette « interdiction d’interdire » devait être confirmée, il resterait aux laboratoires la possibilité d’imposer un contrôle aux sites internet de ses distributeurs.
Selon la jurisprudence du Conseil (Décision du 8 mars 2007, Produits cosmétiques, et 24 juin 2006, Bijourama / Festina), il reste en effet possible pour la tête de réseau de contrôler la distribution effectuée par son réseau sur internet, à condition de pouvoir prouver le caractère objectivement justifiable et limité de ce contrôle, de diverses manières :
• En excluant les « pure players », qui vendent uniquement en ligne sans assise physique.
• En imposant à ses distributeurs des modalités de présentation de leur site (normes de qualité, présentation du site, charte graphique)
• En imposant une information des consommateurs (mentions obligatoires / assistance du consommateur)
• En imposant aux distributeurs agréés de créer sur leurs sites un lien hypertexte vers le site officiel de la tête de réseau