Diffamation sur Internet : quel est le juge compétent ?
Publié le 10/03/2022 par Etienne Wery
En cas de diffamation en ligne, l’indemnisation du préjudice qui en résulte sur le territoire d’un État membre peut être demandée auprès des juridictions de cet État membre-là, à la condition que le contenu attentatoire y soit accessible ou l’ait été. D’autres règles s‘appliquent si la victime sollicite la réparation de l’intégralité du dommage et/ou la rectification ou la suppression de ces contenus.
Gtflix Tv (ci-après la « requérante ») est une société établie en République tchèque qui produit et diffuse des contenus audiovisuels pour adultes.
DR, domicilié en Hongrie, est un autre professionnel de ce domaine.
La requérante, qui reproche à DR de diffuser des propos dénigrants à son égard sur plusieurs sites Internet, l’a assigné devant les juridictions françaises, en demandant, d’une part, la suppression de ces propos et la rectification des données publiées et, d’autre part, la réparation du préjudice subi en raison desdits propos.
On a donc deux concurrents établis dans deux Etats différents de l’UE (mais pas en France), qui se disputent devant les juges français au sujet d’un contenu prétendument diffamatoire.
Tant en première instance qu’en appel, ces juridictions se sont déclarées incompétentes pour connaître de ces demandes.
Devant la Cour de cassation (France), la requérante a demandé l’annulation de l’arrêt prononcé par la cour d’appel (France), laquelle aurait méconnu la règle de compétence spéciale prévue par l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 en faveur des juridictions « du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire », en jugeant qu’il ne suffit pas, pour asseoir la compétence de la juridiction saisie, que les propos jugés dénigrants qui ont été publiés sur Internet soient accessibles dans le ressort de cette juridiction, mais qu’il faut également qu’ils soient susceptibles d’y causer un préjudice.
La juridiction de renvoi, estimant notamment que le centre des intérêts de la requérante était établi en République tchèque et constatant que DR est domicilié en Hongrie, a jugé que les juridictions françaises étaient incompétentes pour connaître de la demande visant la suppression des propos prétendument dénigrants et la rectification des données publiées.
Elle a toutefois décidé d’interroger la Cour sur le point de savoir si les juridictions françaises sont compétentes pour connaître de la demande indemnitaire pour ce qui est du préjudice qui aurait été causé à la requérante dans le territoire dont ces juridictions relèvent, et ce quand bien même celles-ci ne sont pas compétentes pour connaître de la demande de rectification et de suppression.
Dans son arrêt, la Cour, réunie en grande chambre, apporte des précisions sur la détermination des juridictions compétentes pour connaître de l’action en réparation au titre de la matérialisation du dommage sur Internet.
Appréciation de la Cour
La Cour juge qu’une personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants à son égard sur Internet, agit simultanément aux fins, d’une part, de rectification des données et de suppression des contenus mis en ligne la concernant et, d’autre part, de réparation du préjudice qui aurait résulté de cette mise en ligne, peut demander, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel ces propos sont ou étaient accessibles, la réparation du préjudice qui lui aurait été causé dans l’État membre de la juridiction saisie, bien que ces juridictions ne soient pas compétentes pour connaître de la demande de rectification et de suppression.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour rappelle que, aux termes de sa jurisprudence, la règle de compétence spéciale prévue par l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 en faveur des juridictions « du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » vise à la fois le lieu de l’événement causal et celui de la matérialisation du dommage, chacun des deux lieux étant susceptible, selon les circonstances, de fournir une indication particulièrement utile en ce qui concerne la preuve et l’organisation du procès.
Pour ce qui est des allégations d’atteinte aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site Internet, la Cour rappelle aussi que la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, en vue de la réparation de l’intégralité du préjudice causé, soit les juridictions du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus au titre du lieu de l’événement causal, soit les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts au titre de la matérialisation du dommage.
Cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité visant à la réparation de l’intégralité du préjudice causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été. Celles-ci sont toutefois compétentes pour connaître du seul préjudice causé sur le territoire de l’État membre de la juridiction saisie.
En conséquence, conformément à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, tel qu’interprété par la jurisprudence antérieure, une personne s’estimant lésée par la mise en ligne de données sur un site Internet pourra saisir, aux fins de la rectification de ces données et de la suppression des contenus mis en ligne, les juridictions compétentes pour connaître de l’intégralité d’une demande de réparation du dommage, à savoir soit la juridiction du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus au titre du lieu de l’événement causal, soit celle dans le ressort de laquelle se trouve le centre des intérêts de cette personne au titre du lieu de la matérialisation du dommage.
À cet égard, la Cour précise qu’une demande de rectification des données et de suppression des contenus mis en ligne ne peut pas être introduite devant une juridiction autre que celle qui est compétente pour connaître de l’intégralité d’une demande de réparation du dommage, au motif qu’une telle demande de rectification et de suppression est une et indivisible.
En revanche, une demande ayant trait à la réparation du dommage peut avoir pour objet soit une indemnisation intégrale, soit une indemnisation partielle. Ainsi, il ne serait pas justifié d’exclure, pour ce même motif, la faculté pour le demandeur de porter sa demande d’indemnisation partielle devant toute autre juridiction dans le ressort de laquelle il estime avoir subi un dommage. Par ailleurs, la bonne administration de la justice n’impose pas non plus d’exclure une telle faculté, dès lors qu’une juridiction uniquement compétente pour connaître du dommage subi dans l’État membre dont elle relève apparaît tout à fait à même d’apprécier, dans le cadre d’une procédure menée dans cet État membre et au vu des preuves recueillies dans celui-ci, la survenance et l’étendue du dommage allégué.
Enfin, l’attribution, aux juridictions concernées, de la compétence pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre dont elles relèvent n’est subordonnée qu’à la condition que le contenu attentatoire soit accessible ou l’ait été sur ce territoire, l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 ne posant pas d’autre condition à cet égard. L’ajout de conditions supplémentaires pourrait en pratique conduire à exclure la faculté, pour la personne concernée, d’introduire une demande d’indemnisation partielle devant les juridictions dans le ressort desquelles cette personne estime avoir subi un dommage.
Commentaire
Au fil d’une jurisprudence entamée il y plusieurs années avec des arrêts qui ont marqué, tel eDate, la CJUE a lentement modifié en profondeur le régime des actions en justice en cas de propos diffamatoires en ligne.
En substance :
- Certaines juridictions peuvent ordonner la réparation intégrale du dommage : celles du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus (événement causal) et celles de l’État membre dans lequel se trouve le centre des intérêts de la victime alléguée (matérialisation du dommage).
- Certaines juridictions peuvent ordonner la réparation partielle du dommage : celles de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été, qui sont compétentes mais seulement pour réparer le préjudice causé sur le territoire de cet État membre là.
- Certaines juridictions peuvent ordonner la rectification ou la suppression du contenu : il s’agit de celles qui sont compétentes pour ordonner la réparation de l’intégralité du dommage.
Il reste une inconnue. Quand la CJUE vise « les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre des intérêts de la victime », est-ce qu’elle vise sur le plan interne, n’importe quelle juridiction compétente du point de du droit interne, ou la juridiction compétente matériellement quant à la matière mais aussi géographiquement parce que c’est là que la victime a le centre de ses intérêts ?
Pour le dire brièvement au juriste français, dans le premier cas c’est « tous à Nanterre ! » tandis que dans le second cas cela dépendra de l’endroit où la victime alléguée a le centre de ses intérêts.
Bien que la compétence interne relève en principe de chaque Etat membre, il reste que c’est sur la base du règlement européen que cette juridiction reçoit une compétence tout à fait exceptionnelle (juger tout le litige : réparation intégrale et suppression des contenus), et que cette compétence ne découle que d’une chose : le lieu du centre des intérêts de la victime. La cohérence du raisonnement voudrait que ce critère soit pris en compte également sur le plan interne, mais on sait que les juges nanterrois ne l’entendent pas de cette oreille.
Plus d’infos ?
en lisant l’arrêt et les conclusions de l’AG, tous deux disponibles en annexe.