Compétence territoriale : revirement de jurisprudence au TGI de Nanterre
Publié le 01/05/2013 par Pascal Reynaud
On sait que le TGI de Nanterre est devenu au fil du temps une juridiction de référence pour les affaires opposant les people et les médias. Dans un litige franco-français et sur la base d’un constat d’huissier en bonne et due forme, tout avocat d’une personne connue y assignera comme par réflexe. Tout autre chose est un conflit dans lequel la compétence est établie sur la base du Règlement européen. C’est là que l’autonomie du droit européen par rapport au droit français prend toute son importance ! Le TGI de Nanterre vient de l’admettre, ce qui est une première.
Les faits
En l’espèce, la défenderesse est un groupe de presse belge, qui diffuse sur son site un article relatif à la liaison entre Madonna et son amoureux français, le danseur lyonnais Brahim Zaibat.
Avant d’aborder le fond, la défenderesse conteste la compétence de Nanterre.
Pour elle, les juges belges sont compétents ou, si les juges français le sont, c’est à tout le moins Lyon qui doit être saisi et pas Nanterre.
Thèse de la défenderesse
M. ZAIBAT a assigné la société Rossel devant le TGI de Nanterre, dérogeant ainsi au principe de base selon lequel la juridiction compétente pour connaitre d’un litige est celle du lieu du domicile du défendeur.
Il se base pour cela sur l’article 5.3 du règlement Bruxelles I, qui permet de déroger au principe de base dans certains cas : « Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre : (…) devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire »
Pour la défenderesse, cette possibilité est une dérogation au principe de base et à ce titre elle doit recevoir une application restrictive : il ne s’agit donc pas de rendre les poursuites plus commodes ou plus aisées pour une partie, mais de tenir compte d’un cas particulier lié à la proximité entre le juge d’une part, et le fait ou le dommage d’autre part.
La défenderesse souligne que la seule accessibilité du site à partir du territoire français est insuffisante et rappelle que si cette théorie a pu prospérer un temps au début des années 2000, mais elle a été abandonnée de longue date. Les juges du fond balancent entre « le lien suffisant, substantiel ou significatif », la preuve « que le fait dommageable concerne le public français », la démonstration d’un « lien de rattachement suffisant, substantiel ou significatif avec le marché national », ou encore la preuve d’un « lien de rattachement suffisant entre les faits allégués et le territoire français ». Quant à la Cour de Cassation, elle a clôturé le débat par un arrêt de principe du 20 septembre 2011 qui censure une Cour d’Appel qui s’était contentée de l’accessibilité du site pour fonder sa compétence : « Attendu qu’en se déterminant ainsi, alors que la seule accessibilité d’un site Internet sur le territoire français n’est pas suffisante pour retenir la compétence des juridictions françaises, prise comme celle du lieu du dommage allégué et sans rechercher si les annonces litigieuses étaient destinées au public de France, la Cour d’Appel a privé sa décision de base légale ».
Ensuite, à supposer le juge français compétent, encore faut-il constater que c’est Lyon qui devait être saisi et non Nanterre.
En effet, dans son arrêt Martinez du 25 octobre 2011, la CJUE a complété son enseignement en introduisant la notion de « lieu du centre des intérêts de la victime » : depuis cet arrêt, la victime peut réclamer devant le juge où elle a le centre de ses intérêts, la réparation de l’intégralité du dommage causé.
La défenderesse belge est d’avis que ce faisant, la CJUE renvoie à un lieu, ce qui implique une forme de précision. Pour que les choses soient plus claires, elle souligne, avec la CJUE, que « l’endroit où une personne a le centre de ses intérêts correspond en général à sa résidence habituelle ».
Or, M. ZAIBAT a le centre de ses intérêts à Lyon, où il réside aux termes de l’assignation.
Thèse du demandeur
On s’en doute, le demandeur est d’un autre avis.
Il invoque une jurisprudence constante du TGI de Nanterre selon laquelle : « Le critère de répartition de compétence entre les juridictions des Etats membres, résultant du règlement communautaire 44/2001 du 22 décembre 2000, n’a vocation à s’appliquer que pour la détermination des Etats dont les juridictions sont susceptibles d’être saisies, sans faire échec aux règles internes pour désigner la juridiction compétente au sein de l’Etat membre retenu.
En l’espèce et par application des articles 42 et 46 du Code de procédure civile, la partie qui s’estime lésée peut saisir, en matière délictuelle, outre le lieu du domicile du défendeur, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi. Le constat d’huissier dressé le 17 octobre 2011 à Colombes permet d’établir que le site poursuivi est diffusé dans les Hauts de Seine, et qu’ainsi le dommage est subi en particulier dans le ressort du Tribunal de grande instance de Nanterre ».
La décision rendue
Contre toute attente, le TGI de Nanterre a revu sa jurisprudence habituelle.
L’ordonnance du juge de la mise en état indique que : « En cas d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site Internet, l’article 5.3 rappelé ci-dessus, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt du 25 octobre 2011, permet à la personne qui s’estime lésée de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l’Etat membre du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l’Etat membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts.
Cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque Etat membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été. Celles-ci sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’Etat membre de la juridiction saisie.
La règle de compétence spéciale prévue, par dérogation au principe de la compétence des juridictions du domicile du défendeur, à l’article 5.3 du Règlement, est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit, qui justifie une attribution de compétence à ces dernières pour des raisons de bonne d’administration de la justice et d’organisation utile du procès. En particulier, l’impact d’un contenu mis en ligne sur les droits de la personnalité d’une personne peut être mieux apprécié par la juridiction du lieu où la prétendue victime a le centre de ses intérêts.
En effet, la seule accessibilité du contenu litigieux publié sur un site Internet, consultable pour des raisons technologiques, par les internautes de tous pays, et démontrée pour la France en l’espèce, ne peut permettre de déterminer le lieu du tribunal compétent, qui doit s’apprécier au regard d’un lien de rattachement étroit, dans un souci de prévisibilité des règles de compétence.
Brahim ZAÏBAT, qui fonde la compétence territoriale sur l’article 5.3, considérant dans ses écritures que ce texte lui offre la possibilité de saisir le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit, doit caractériser, au regard de ces éléments, le lieu du centre de ses intérêts.
Il expose être né en France, y résider avec sa famille et y exercer son activité professionnelle, et déclare dans son acte introductif d’instance être domicilié à Lyon, ce que la société de presse ne conteste pas, estimant qu’il s’agit là du lieu où il a le centre de ses intérêts.
Le centre des intérêts de Brahim ZAÏBAT ainsi situé à Lyon permet l’application de la règle de compétence dérogatoire prévue à l’article 5.3 du Règlement et conduit à accueillir l’exception d’incompétence soulevée, en ce qu’elle désigne la juridiction de Lyon pour connaître de l’entier préjudice occasionné par les atteintes alléguées à ses droits de la personnalité. »
Un véritable revirement de jurisprudence.
Commentaires
Nous avons demandé à Me Etienne Wery (cabinet Ulys), qui représentait la défenderesse victorieuse, s’il est satisfait de la décision. Sa réponse est nuancée :
« Le tribunal interprète correctement la portée du régime dérogatoire de l’article 5.3., ce qui est source de satisfaction. Qu’il s’agisse de respecter la ratio de 5.3 (le lien territorial entre un juge et un fait prétendument fautif) ou les principes généraux (dont le droit de la défense qui implique la prévisibilité du lieu où l’on risque d’être assigné), le TGI de Nanterre s’aligne sur la jurisprudence européenne et c’est tant mieux.
Par contre, le juge oublie qu’avant d’analyser la portée de 5.3, il faut voir si l’on est dans les conditions pour recourir à 5.3 en lieu et place du principe de base qui reste le lieu du domicile du défendeur. C’est toute la question du « lien suffisant, substantiel ou significatif » avec la France. Le fait que le demandeur ait le centre de ses intérêts en France ne peut pas suffire à caractériser ce lien substantiel. Il faut autre chose. Le TGI s’est dispensé e cette analyse ; il faudra le lui rappeler la prochaine fois. »