Bannir une équipe sportive parce qu’elle est sponsorisée par un site de gaming est un abus de position dominante
Publié le 19/06/2007 par Vincent Wellens
Depuis 2007, ASO (société française organisatrice de nombreuses courses prestigieuses) refuse systématiquement d’autoriser l’équipe ProTour (UCI) de GCA (sponsorisée par Unibet.com) de participer à ses épreuves Pro Tour, telles que La Flèche Wallonne ou le prochain Tour de France. Le Président du tribunal de commerce de Liège a y voit un abus de position dominante et fait peser de lourdes astreintes sur ASO si elle persiste dans ce refus illégal.
1. Les faits
Le 23 avril 2007, le Président du tribunal de commerce de Liège a rendu une ordonnance sur requête unilatérale dans une affaire opposant l’équipe cycliste Green Cycle Associates (GCA) et Amaury Sport Organisation (ASO). ASO est une société française qui organise plusieurs grandes courses cyclistes, notamment en France et dans la partie francophone de la Belgique. Ces compétitions cyclistes durent soit plusieurs jours (Tour de France, Paris-Nice, …) soit un seul jour (Paris-Roubaix, Liège-Bastogne-Liège, …).
Plusieurs de ces épreuves font partie de ce qu’on appelle le circuit « Pro Tour ». Cette compétition est une initiative de l’Union Cycliste Internationale (UCI) qui regroupe les épreuves cyclistes les plus importantes et les plus prestigieuses auxquelles les équipes ayant obtenu une licence Pro Tour peuvent et doivent participer. En principe, ces équipes Pro Tour obtiennent automatiquement le droit de participer à toutes les courses Pro Tour qui sont organisées par des sociétés indépendantes telles qu’ASO. Cependant, ASO a pris la décision unilatérale de n’autoriser que 18 des 20 équipes Pro Tour à participer à ces courses Pro Tour, et de refuser l’inscription des deux autres équipes, GCA et Astana.
Depuis 2007, ASO refuse systématiquement de donner l’autorisation à GCA de participer aux épreuves françaises Pro Tour, telles que Paris-Nice, Paris-Roubaix ou le prochain Tour de France qu’elle organise en 2007. Et ceci parce que le sponsor principal de GCA, Unibet, propose des paris sportifs en ligne et d’autres jeux de hasard qui sont interdits au regard de la législation française en matière de jeux de hasard. Seules deux entreprises d’Etat sont autorisées à organiser des jeux en France : La Française des Jeux pour les jeux de hasard, les loteries et les paris sportifs en général, et le PMU pour les paris hippiques. Étant donné que la publicité pour les jeux de hasard proposée par d’autres opérateurs est interdite, ASO prétend que le fait de permettre à une équipe cycliste qui est sponsorisée par un opérateur illégal de participer à ses épreuves cyclistes pourrait engager sa responsabilité pénale en tant que complice.
Au début du mois d’avril 2007, ASO a également refusé de faire participer GCA à deux importantes courses Pro Tour « classiques » d’une journée, à savoir La Flèche Wallonne et Liège-Bastogne-Liège, puisque les activités d’Unibet, le sponsor de GCA, ainsi que toute publicité pour ce dernier, seraient également illégales au regard de la loi belge.
2. Décision du 23 avril 2007 du tribunal de commerce de Liège.
GCA a contesté cette décision devant le Président du tribunal de commerce de Liège et a engagé une procédure sur requête unilatérale afin d’obtenir rapidement une décision de justice. GCA prétend qu’ASO a abusé de sa position dominante sur le marché des courses cyclistes au sens de l’article 82 du traité CE et de l’article 3 de la loi belge sur la protection de la concurrence économique en agissant de manière discriminatoire puisqu’elle a refusé de permettre à GCA de participer à La Flèche Wallonne et Liège-Bastogne-Liège.
ASO, de son côté, prétend qu’elle a de bonnes raisons d’agir ainsi, puisque le fait d’accepter GCA aux courses pourrait engager sa responsabilité pénale au regard de la loi belge sur les jeux de hasard.
Le Président du tribunal de commerce de Liège a conclu qu’ASO avait prima facie abusé de sa position dominante sur le marché de l’organisation de courses cyclistes et qu’il n’y avait pas de justification objective à sa décision puisque
• GCA était aussi prête à participer à ces courses sans le sponsor Unibet.
• ASO était incapable de prouver qu’elle pouvait encourir une responsabilité quelconque en permettant à GCA de participer aux dites compétitions, vu qu’il n’est pas certain que les activités d’Unibet soient illicites au regard de la loi belge.
• si certaines activités d’Unibet étaient illicites au regard de la loi belge, ASO devrait d’abord démontrer que de telles règles sont conformes au droit européen et plus particulièrement au principe de libre prestation de services au sens de l’article 49 du Traité CE.
Le Président du tribunal de commerce a ordonné qu’ASO laisse GCA -avec Unibet comme sponsor- participer à l’édition 2007 de La Flèche Wallonne et Liège-Bastogne-Liège. Si ASO refuse, elle devra payer une astreinte de 5 millions d’euros par infraction.
3. Commentaire
Bien que le tribunal de commerce n’ait pas effectué un examen du fond de la demande, étant donné qu’il s’agit d’une procédure sur requête unilatérale, le tribunal de commerce de Liège semble en être venu à une conclusion qui sera toujours valable après une analyse plus approfondie de la demande.
En fonction des spécificités de l’affaire, le marché pertinent sera probablement analysé plus en profondeur. On pourrait soutenir que l’organisation de chaque épreuve cycliste Pro Tour constitue un marché pertinent en lui-même. Dans le cas présent, cela voudrait dire que l’organisation de La Flèche Wallonne et l’organisation de Liège-Bastogne-Liège sont deux marchés différents. Ainsi, du point de vue des grandes équipes cyclistes professionnelles qui ont une licence Pro Tour, chaque épreuve Pro Tour est unique et ne peut pas être remplacée par une autre épreuve cycliste.
• Premièrement, les autres courses Pro Tour ne peuvent pas être une alternative car les équipes Pro Tour doivent en principe participer à toutes les courses Pro Tour.
• Deuxièmement, la plupart des courses qui ne sont pas organisées par Pro Tour et qui ont lieu à la même date que des courses Pro Tour, ne bénéficient pas du même prestige sportif ni de la même exposition médiatique (en particulier la diffusion en direct à la télévision). Cela est le cas pour La Flèche Wallone et l’organisation de Liège-Bastogne-Liège étant donné qu’aucune autre course cycliste de grande importance n’avait lieu cette semaine-là.
Ainsi, il semble que toutes les sociétés qui organisent une course Pro Tour ont une position dominante ; dans l’affaire en question, ASO pour l’organisation de La Flèche Wallonne et de Liège-Bastogne-Liège. Ceci signifie que cette dernière ne peut pas abuser de sa position en traitant des équipes cyclistes, telles que GCA de façon discriminatoire en refusant de leur permettre de participer à des compétitions si elle n’a pas une justification objective qui lui permette d’agir de la sorte (cf Art. 82 du Traité CE).
La justification « objective » avancée par ASO, à savoir qu’en acceptant GCA dans les courses mentionnées, elle engagerait sa responsabilité pénale au regard de la loi belge sur les jeux de hasard, ne pourrait pas être retenue :
• Tout d’abord, GCA était prête à participer sans avoir Unibet comme sponsor, ce qui rend la responsabilité d’ASO pratiquement impossible.
• D’autre part, il faut préciser que la société Unibet est connu en Belgique pour ses prestations d’un type de service de paris sportifs qui n’est soumis à aucune loi de restriction
• Enfin, si la justification objective annoncée par la société dominante repose sur des mesures nationales dont la compatibilité avec le Traité CE est sérieusement remise en question par le demandeur, alors la société dominante doit prouver que la mesure nationale en question est conforme au traité CE.
Dans le cas des activités et de la publicité de jeux de hasard évoquées par ASO, qui par nature sont susceptibles de constituer une restriction à la libre prestation de services au sens de l’article 49 du traité CE (voir, par exemple, CJCE, affaires jointes C-338/04, C-359/04 et C-360/04, Placanica a.o. et C-429/02, Bacardi), cela signifie qu’ASO doit justifier ces restrictions, en évoquant par exemple des objectifs d’intérêt général. Selon la jurisprudence de la CJCE, les règles nationales concernant les jeux de hasard doivent véritablement contribuer aux objectifs exposés (voir, par exemple, CJCE, affaires jointes -338/04, C-359/04 et C-360/04, Placanica a.o.) et la nécessité ainsi que la justesse de telles mesures politiques publiques doivent être dûment documentées (voir dans ce sens CJCE Cas C-42/02, Lindman). D’autre part, de telles restrictions nationales doivent être proportionnelles aux objectifs (voir, par exemple, CJCE Cas C-338/04, C-359/04 et C-360/04, Placanica a.o.).
Dans le conflit qui oppose GCA et ASO le dernier mot n’a pas encore été dit. Apparemment, le caractère illégal des pratiques d’ASO est si manifeste que le commissaire européen chargé du marché intérieur, M. McCreevy Charlie a ouvertement soutenu GCA (voir le Financial Times du 29 avril 2007, EU rides to the rescue of barred Tour cyclists, L’UE part à la rescousse des cyclistes exclus du Tour). Il a annoncé qu’il essaierait d’inclure ces faits dans la requête qui sera très certainement portée contre la France devant la Cour Européenne de Justice (CJCE) en juin ou juillet 2007, étant donné que ce pays conserve une législation sur les jeux de hasard qui enfreint l’article 49 du traité CE.
De plus, la DG COMP de la Commission européenne pourrait bien reprendre cette affaire d’abus de position dominante au sens de l’article 82 du Traité CE selon les instructions de M. McCreevy ou après une plainte déposée par GCA, l’OPC, l’association des équipes Pro Tour ou par n’importe quelle autre partie intéressé
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