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Vous avez aimé l’arrêt Delfi ? Vous allez adorer l’arrêt Satakunnan

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Et inversément : si pour vous Delfi est synonyme de censure, Satakunnan ne vous rassurera pas. À la suite de la publication par deux sociétés de données fiscales à caractère personnel relatives à 1,2 millions de personnes, les autorités finlandaises estimèrent qu’une telle publication massive de données à caractère personnel, même si elle est faite par des organes de presse, était illégale. La CEDH se range à cet avis.

L’arrêt Delfi

Souvenez-vous, c’était le 16 juin 2015 : la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme rendait l’arrêt Delfi.

Cette affaire est la première dans laquelle la Cour a été appelée à examiner un grief relatif à la responsabilité d’un portail d’actualités sur Internet en raison des commentaires laissés par les internautes sur ce dernier. En clair : un journal est-il responsable des commentaires que les lecteurs ajoutent en regard des articles publiés ?

La société requérante, qui exploitait à titre commercial un portail d’actualités, se plaignait que les juridictions nationales l’aient jugée responsable des commentaires injurieux laissés par ses visiteurs sous l’un de ses articles d’actualités en ligne, qui concernait une compagnie de navigation. À la demande des avocats du propriétaire de la compagnie de navigation, la société requérante avait retiré les commentaires injurieux environ six semaines après leur publication.

La Cour a conclu à la non-violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention, jugeant que la décision des juridictions estoniennes de tenir la société requérante pour responsable avait été justifiée et n’avait pas constitué une restriction disproportionnée du droit de l’intéressée à la liberté d’expression.

La Grande Chambre a tenu compte du caractère extrême des commentaires en cause, du fait qu’ils avaient été laissés en réaction à un article publié par la requérante sur un portail d’actualités que celle-ci exploitait à titre professionnel dans le cadre d’une activité commerciale, de l’insuffisance des mesures prises par la requérante pour retirer sans délai après leur publication les commentaires injurieux, ainsi que du caractère modéré de la somme (320 euros) que la requérante avait été condamnée à payer.

Pour les uns, Delfi est une censure indirecte de le presse ; pour les autres, Delfi est est une limitation normale de l’exercice d’une liberté.

Les faits de l’affaire Satakunnan

Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, sont des sociétés à responsabilité finlandaises sises à Kokemäki (Finlande).

Depuis 1994, la première requérante, Satakunnan Markkinapörssi Oy, recueillait des données auprès des autorités fiscales finlandaises aux fins de publier dans le magazine Veropörssi des informations sur les revenus imposables et le patrimoine de personnes physiques. Plusieurs autres sociétés d’édition et de médias diffusent également de telles données.

En droit finlandais, les données fiscales de tout un chacun sont en effet accessibles au public (loi n° 1346/1999 sur la publication et la confidentialité des informations fiscales « laki verotustietojen julkisuudesta ja salassapidosta, lagen om offentlighet och sekretess i fråga om beskattningsuppgifter »)

Au cours de l’année 2002 parurent dix-sept numéros du magazine Veropörssi, chacun d’eux se concentrant sur une zone géographique du pays. Les données publiées comprenaient les noms et prénoms d’environ 1,2 million de personnes physiques dont les revenus imposables annuels dépassaient certains seuils, en général 60 000 à 80 000 marks finlandais (soit environ 10 000 à 13 500 euros (EUR)), ainsi que le montant, arrondi à la centaine d’euros, de leurs revenus provenant du travail et d’autres sources et de leur patrimoine net imposable. Les données furent publiées dans le magazine sous la forme d’une liste alphabétique et classées par commune de résidence et tranche de revenus.

La première société requérante coopérait avec la seconde société requérante, Satamedia Oy. Elles étaient détenues par les mêmes actionnaires.

En 2003, la première requérante commença à transférer à la seconde requérante, sous la forme de CD-ROM, des données à caractère personnel publiées dans le magazine Veropörssi, et cette dernière lança avec un opérateur de téléphonie un service de messagerie téléphonique (service de SMS).

En envoyant le nom d’une personne à un numéro de ce service, le demandeur pouvait obtenir sur son téléphone portable des informations fiscales sur cette personne, pour autant qu’elles fussent disponibles dans la base de données ou dans le fichier créé par la seconde société requérante. Cette base avait été créée à partir de données personnelles déjà publiées dans le magazine et transférées sous la forme de CD-ROM à la seconde requérante. À partir de 2006, la seconde requérante publia également le magazine Veropörssi.

La procédure

En avril 2003, le médiateur chargé de la protection des données engagea une action administrative relative aux modalités et à l’ampleur du traitement des données fiscales par les sociétés requérantes.

La commission de protection des données écarta la demande du médiateur au motif que les sociétés requérantes se livraient à des activités de journalisme et avaient donc le droit de déroger aux dispositions de la loi sur les données à caractère personnel.

L’affaire fut portée devant la Cour administrative suprême qui, en septembre 2009, jugea que la publication de l’ensemble de la base de données ne pouvait pas être considérée comme une activité journalistique mais constituait un traitement de données à caractère personnel, activité que les sociétés requérantes n’avaient pas le droit d’exercer. Par conséquent, elle annula les décisions précédentes et renvoya l’affaire devant la commission de protection des données. En novembre 2009, celle-ci interdit aux sociétés requérantes de traiter des données fiscales à la même échelle qu’en 2002 et de les transmettre à un service de SMS. Cette décision fut finalement confirmée par la Cour administrative suprême en juin 2012.

Les sociétés Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy portent l’affaire à Strasbourg, devant la cour européenne des droits de l’homme.

Invoquant les articles 10 (liberté d’expression) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme, les sociétés requérantes se plaignaient de l’interdiction qui leur était faite de traiter et de publier des données fiscales. Elles s’estimaient victimes de censure et de discrimination par rapport aux autres journaux, qui pouvaient, eux, continuer de diffuser pareilles informations.

Dans son arrêt de chambre du 21 juillet 2015 la Cour européenne des droits de l’homme avait dit, par six voix contre une, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Le 14 décembre 2015, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande des sociétés requérantes.

La Grande chambre a rendu une décision confirmant l’arrêt de chambre du 21 juillet 2015.

Une ingérence ? Oui

La Cour dit qu’il y a eu une ingérence dans le droit des sociétés requérantes à diffuser des informations au regard de l’article 10, à raison de l’interdiction qui leur a été faite de traiter et de publier des données fiscales. Cependant, elle estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10, car l’ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime et était « nécessaire dans une société démocratique ».

Une ingérence prévue par la loi ? Oui

Quant au point de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », la Cour estime que celle-ci avait une base légale dans les articles 2 § 5, 32 et 44 § 1 de la loi sur les données à caractère personnel. Elle était suffisamment prévisible pour que les sociétés requérantes comprennent que leurs activités seraient considérées comme illégales en vertu de cette législation, et qu’une telle collecte massive de données et une telle diffusion publique de données ne seraient pas couvertes par la dérogation légale à des fins journalistiques.

Une ingérence poursuivant un but légitime ? Oui

Concernant la question du but légitime, la Cour estime que l’ingérence visait à l’évidence « la protection de la réputation ou des droits d’autrui », ce qui constitue bien un but légitime au sens de l’article 10 § 2. La protection de la vie privée était au cœur de la législation relative à la protection des données, et le médiateur chargé de la protection des données a agi sur le fondement de plaintes concrètes d’individus alléguant des atteintes à leur droit à la vie privée.

Une ingérence proportionnée ? Oui

Pour la Cour, il s’agit principalement en l’espèce de déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » et si, pour trancher cette question, les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.

La Cour conclut qu’un juste équilibre a été ménagé, et que les autorités internes ont tenu dûment compte des principes et critères exposés dans sa jurisprudence. En particulier, la Cour souscrit à la conclusion de la Cour administrative suprême selon laquelle la publication des données fiscales selon les modalités et à l’échelle en question n’avait pas contribué à un débat d’intérêt général, et que les sociétés requérantes ne pouvaient pas prétendre, en substance, que cette activité de publication avait été exercée aux seules fins de journalisme au sens de la législation nationale et européenne.

De plus, la Cour relève que la collecte, le traitement et la diffusion par les requérantes des données litigieuses ont été effectuées sur une base globale, et selon des modalités qui ont eu des conséquences sur l’ensemble de la population adulte. Pour compiler les données, les intéressées ont contourné les voies normalement empruntées par les journalistes pour accéder à des données fiscales et, en conséquence, les garde-fous mis en place par les autorités internes pour réglementer l’accès à ces informations. La publication des données par les sociétés requérantes les ont rendues accessibles selon des modalités et à une échelle qui n’étaient pas prévues par le législateur.

Même si le droit finlandais autorise l’accès du public aux informations fiscales à caractère personnel, la législation en matière de protection des données établit également des limites importantes à cet accès. L’examen par le Parlement de cette législation a été rigoureux et pertinent, ce qui se reflète au niveau européen. Dans ces circonstances, les autorités de l’État défendeur jouissaient d’une ample marge d’appréciation s’agissant de décider des modalités à adopter pour ménager un juste équilibre entre le droit à la vie privée et le droit à la liberté d’expression relativement à l’utilisation des données.

La Cour prend aussi en compte le fait que la plupart des États européens n’accordent pas un accès public aux informations fiscales à caractère personnel et que la législation finlandaise est quelque peu exceptionnelle à cet égard. De plus, les autorités n’ont pas totalement interdit aux sociétés requérantes de publier des données fiscales, mais leur ont simplement demandé de procéder à cette activité de publication d’une manière compatible avec les législations finlandaises et européennes en matière de protection des données.

Plus d’infos?

En lisant l’arrêt de la grande chambre, disponible en annexe.

Droit & Technologies

Annexes

Arrêt de la Grande Chambre

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